Section 8.2: Un premier exemple de mise en oeuvre : l’évolution des technologies Up Chapitre 8: Evolution et dynamiques économiques : au delà de l’analogie Section 8.4: Le contexte de l’évolution ou la tentation d’holisme extrême 

8.3 Rôle de l’histoire dans la dynamique économique

La co-évolution imprime une interdépendance forte entre les individus et entre les périodes différentes du système. Cette évolution sans but précis, dépend dans son déroulement, de chacune de ses étapes passées. La dynamique est ainsi dépendante de son sentier (path dependence). [David, 1985] et [Arthur, 1989] insistent sur cette dépendance dynamique et sur le rôle des «petits évènements historiques» (small historical events). Si nous voulons comprendre le déroulement de ce type de processus d’évolution, nous nous trouvons obligés d’analyser une dynamique non markovienne (plus précisément, non-ergodique) dont les solutions analytiques sont en générale impossibles à calculer.

8.3.1 Evolution et absence de téléologie

De manière très générale, la pression sélective est une donnée endogène de la dynamique économique car elle résulte des interactions entre les agents dans l’environnement économique considéré. Il est alors parfois tentant de conclure que cette sélection va nécessairement conduire vers une configuration optimale de l’économie. Milton Friedman, par exemple mobilise un tel argument pour expliquer que les comportements des firmes doivent nécessairement correspondre à un comportement rationnel et optimal :
[…] under a wide range of circumstances individual firms behave as if they were seeking rationally to maximize their expected returns (generally if misleadingly called “profits”) and had full knowledge of the data needed to succeed in this attempt; as if, that is, they knew the relevant cost and demand functions, calculated marginal cost and marginal revenue from all actions open to them, and pushed each line of action to the point at which the relevant marginal cost and marginal revenue were equal […] given natural selection, acceptance of the hypothesis can be based largely on the judgment that it summarizes appropriately the conditions for survival.” [Friedman, 1953]
Friedman soutient ainsi que même s’il existe des firmes qui ne maximisent pas le profit, cela n’a pas d’importance dans la mesure où, à long terme, elles seront éliminées du marché et tout se passera comme si les firmes maximisaient effectivement leur profit [Vromen, 2009]. Cet argument utilise la sélection comme un deus ex machina, sans s’interroger sur ses mécanismes réels. Or, la pression sélective que les firmes ressentiront dépendra du comportement des concurrents et on peut parfaitement imaginer un marché où aucune firme ne maximise le profit et n’est source de pression sélective sur ses concurrents : étant donné qu’aucune firme ne maximise le profit, il n’y a pas de raison a priori que certaines firmes aient une performance relative plus faible et voient leur part de marché diminuer. Nous avions souligné dans la section 6.5↑ que Darwin lui-même rejetait un tel rôle optimisateur pour le mécanisme de sélection : l’évolution n’optimise pas et ne possède pas de but prédéfini (absence de téléologie). Ceci est un principe très fort des mécanismes de la dynamique de l’évolution et, comme ces mécanismes généraux, il est valable indépendamment du contexte particulier d’application (la biologie chez Darwin). Comme les branches de l’arbre des espèces, une révolution technologique ou innovation majeure n’apparaîtra telle qu’elle qu’après coup, une fois que la majeure partie de leurs effets ait eu lieu. C’est ainsi que nous avons assisté à l’émergence des innovations supposées majeures qui se sont avérées être des flops industriels malgré, souvent, leur supériorité technologique réelle : le système informatique Next inventé par Steve Jobs dont certaines composantes ont fini dans le dernier système d’exploitation OS X d’Apple, longtemps après la disparition de la société Next Computing ; ou le Mini-disc inventé par Sony qui survit mais qui cherche encore son marché. Si un ensemble de comportements arrive à résister à la pression sélective, tout ce que cela implique est que cet ensemble a pu s’adapter à l’environnement particulier dans lequel il vit et cela ne préjuge en rien de son efficacité globale et générale. C’est cette adaptation continue des comportements des agents qui conduit l’histoire de l’économie.

8.3.2 Dépendance de sentier et rôle des «petits événements historiques»

La nature non-téléologique de la dynamique d’évolution implique une autre propriété de celle-ci : elle est non-ergodique car les probabilités des différents états vers lesquels le système dynamique peut s’orienter à chaque moment du temps et celles des états finaux du système dépendent des états par lesquels passe ce système à chacune des étapes passées et, de manière extrême, des conditions initiales elles-mêmes.
Le système économique est par conséquent soumis à une irréversibilité et l’état final vers lequel il va le cas échéant converger est, dans ce cas, impossible à prédire. Pour comprendre la direction que va prendre la dynamique, on doit connaître l’histoire effective du système et c’est cela qu’on traduit parfois par l’expression ‹l’histoire compte› (voir [David, 2001] ou [Foray, 1991] pour une discussion approfondie de ces points).
Cette dépendance du sentier structure les dynamiques économiques. Par exemple, les recherches des firmes dans l’espace des technologies finissent par se cristalliser autour de certaines questions techniques à résoudre qui finissent à leur tour orienter ces mêmes recherches. C’est ainsi que [Dosi, 1982] parle de l’émergence d’un paradigme technologique au sein d’une industrie. Le paradigme qui résulte de ces recherches orientera alors assez fermement les recherches technologiques dans cette industrie et donc, in fine, la trajectoire technologique que va suivre l’industrie. Il peut alors devenir très difficile pour l’industrie de s’éloigner de l’attraction de ce paradigme et une irréversibilité forte peut en résulter. Malheureusement, la nature même de cette dynamique rend souvent impossible de prédire le contenu de ce paradigme et la trajectoire future qui va s’imposer. Les choix technologiques contiennent pour cette raison une composante de risque importante pour les firmes.
[Arthur, 1989] montre, dans un modèle initial simple, qu’entre deux standards possibles pour un produit ou un processus, ce sont les choix des premiers consommateurs qui déterminent assez rapidement le standard qui va s’imposer sur le marché. Etant donné que ces choix, nécessairement myopes, se font sans l’information quant à l’efficacité collective finale des technologies (celle que chacune aurait pu avoir si elle était adoptée par la totalité des consommateurs), cette dynamique peut orienter le système vers le choix d’un standard finalement inférieur du point de vue de l’efficacité collective. C’est ce type de phénomène que Brian Arthur appelle le lock-in.
Il faut comprendre ici qu’il ne s’agit pas en soi d’un phénomène nouveau et exclusivement limité à l’économie, la possibilité de ce type de dynamique est clairement évoquée par Darwin lui-même. Même si le coté arbitraire de cette dynamique puisse être assez inconfortable pour des rationalisations ex post des choix sociaux, leur mauvaise compréhension ne peut conduire qu’à des analyses illusoirement cohérentes et des prescriptions de politiques irréalistes.
Une dernière caractéristique des dynamiques d’évolution que nous voudrions aborder avant la prochaine étape de notre réflexion, résulte de la nature multi-niveaux de la sélection que nous venons de rencontrer ci-dessus : la nécessité de correctement tenir compte de l’interdépendance entre les niveaux du système considéré.

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(c) Murat Yildizoglu, 2021-