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8.2 Un premier exemple de mise en oeuvre : l’évolution des technologies

Joel Mokyr montre (voir le chapitre 5 dans [Ziman, 2000]) la possibilité de bénéficier des mécanismes d’évolution pour comprendre l’histoire des technologies. Dans cette démarche, il part de la constatation que le système que Darwin a décrit n’est qu’un cas particulier d’un ensemble plus large de systèmes dynamiques. En effet, il nous rappelle que si l’on visite un musée quelconque dédié à un objet de la vie courante (musée du téléphone, musée de la voiture, musée du chemin de fer, etc.) on a bien une impression similaire à celle qu’on a quand on visite une galerie dédiée à une suite de fossiles dans un musée d’histoire naturelle. Tout en gardant encore l’analogie avec la distinction entre le génotype et le phénotype, il va montrer que des mécanismes particuliers au développement des technologies vont articuler ces deux niveaux.
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Figure 8.1 Analyse évolutionniste de l’histoire des techniques selon Joel Mokyr
Mokyr part de l’observation que l’unité de base de l’analyse de l’histoire des techniques ne doit pas être l’objet fabriqué – l’artefact –mais la technique ou le principe correspondant à cette technique. La technique est alors définie comme “l’ensemble des instructions qui détermine comment on doit faire quelque chose qui implique toute activité de production” (voir Figure 8.1↑). La technique, vue ainsi, appartient encore à l’univers des idées [Arrow, 1962], elle émerge à partir des connaissances possédées par la société et elle doit être mise en oeuvre dans des artefacts pour pouvoir prendre corps.
Si l’ensemble des techniques réalisables à un moment donné est , cet ensemble doit émaner d’un ensemble plus large qui est l’ensemble des connaissances utiles disponibles à ce moment. La relation de détermination qui existe entre est peut alors être vue comme étant similaire à celle qui existe entre le phénotype et le génotype : le génotype contraint le phénotype mais il ne le détermine pas complètement. Le problème central de l’approche évolutionniste de l’histoire des techniques est alors l’application qui existe entre et . Cette application couvre en particulier la relation qui existe entre la connaissance scientifique et ses applications (même si contient beaucoup plus que la science). Cette relation est en fait assez différente de celle qui existe en biologie. Il est assez rare qu’une technique disparaisse totalement; son extinction est rarement irréversible. En biologie, le génotype ne peut exister sans son véhicule, le phénotype. La connaissance peut par contre exister même si la technique qui la portait n’est plus utilisée. De plus, les techniques elles-mêmes peuvent difficilement exister si elles ne sont pas portées par d’autres véhicules (objets, entreprises, ménages, etc. formant à leur tour un ensemble ) et souvent ces véhicules eux-mêmes sont sujets à la sélection.
Nous remarquons alors qu’il existe une articulation hiérarchique de mécanismes de sélection : sélection des porteurs des techniques – celle des techniques – celle des connaissances , car la sélection s’applique aussi sur les connaissance (voir Figure 8.1↑). Dans ce cadre, le changement apparaît grâce à la variation et sélection dans . L’apparition de nouvelles techniques est donc contrainte par .
Pour les théoriciens évolutionnistes, la dynamique des connaissances est un processus spontané, largement autonome, dans lequel, la connaissance crée la connaissance. La raison principale de cette autonomie est l’inertie qui existe dans l’introduction de la nouveauté. Cette inertie conduit par ailleurs à une certaine stabilité du système. Donc, des nouvelles connaissances sont introduites dans le système, elles peuvent avoir des difficultés à s’imposer ou n’avoir aucune conséquence sur l’ensemble des techniques, auquel cas leur invention ne sera pas vraiment visible au niveau des processus de sélection ou au niveau social. Dans les autres cas, leur introduction modifiera les pressions sélectives qui existent sur d’autres connaissances, sur les différentes techniques et leurs porteurs, conformément au processus de co-évolution hiérarchique que nous avons remarqué.
On pourrait opposer à cette vision le fait que certaines propriétés de la dynamique des technologies dévient considérablement différentes du cadre darwinien. Le point central dans cette différence est bien sûr la présence de l’intentionnalité dans l’introduction de la nouveauté par opposition à la nature aveugle de l’introduction de la variété dans la nature. Effectivement, les innovations technologiques ne sont pas complètement aléatoires; elles résultent de l’intentionnalité des agents dans leur recherche de solutions à des problèmes qu’ils rencontrent. Mais la surproduction des variétés existe aussi dans l’ensemble des techniques : plusieurs techniques sont inventées pour résoudre le même problème et une sélection doit quand même intervenir entre elles, malgré le fait que la direction initiale était orientée. L’inertie que nous venons de considérer dans la dynamique des connaissances va aussi considérablement relativiser l’adéquation entre les inventions et les besoins du système. Aussi, ce n’est pas parce qu’une connaissance utile existe-t-elle dans qu’elle va pouvoir donner naissance à la technique que l’on cherche. De manière symétrique, il existe souvent beaucoup de connaissances dans qui n’ont pas d’influence sur car elles ne possèdent pas d’applications directes et donc elles restent neutres sur l’évolution des techniques. On peut aussi observer qu’une technique qui avait été initialement sélectionnée pour une caractéristique doit sa future réussite et sa survie à une autre caractéristique et ce d’ailleurs, plus couramment dans l’histoire des techniques que dans l’histoire naturelle. Un exemple bien connu étant celui de la diffusion massive des lasers auprès du grand public grâce aux lecteurs de CD et de vidéo, même si la motivation initiale de leur invention ne visait pas cet usage.
La différence fondamentale entre les deux dynamiques réside peut-être dans la nature manifestement Lamarckienne de l’évolution des techniques. En effet, la structure des connaissances que possède la société dépend des techniques qu’elle utilise. Cela est en contradiction avec une causalité unidirectionnelle qu’on suppose dans le cadre de l’évolution biologique. De même, comme nous l’avons rapidement évoqué, les changements dans C sont aussi partiellement orientés tandis que celles du génotype sont purement aléatoires dans la théorie darwinienne. Mais, comme nous l’avons vu, cela ne supprime pas l’intervention d’une sélection ex post car l’intentionnalité ex ante ne supprime pas la diversité ex post (voir le chapitre 11 dans [Ziman, 2000] pour le rôle de la sélection dans l’invention du téléphone par Edison).
Ainsi, le cadre darwinien peut être généralisé sans difficulté réelle de manière à englober d’autres dynamiques, dont les dynamiques sociales. Nous avons utilisé l’histoire des technologies comme une première illustration de cette démarche. Cette discussion souligne aussi l’importance de la dimension historique dans ces dynamiques.

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(c) Murat Yildizoglu, 2021-