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Nous avons beaucoup d’exemples dans la nature de cette émergence d’un ordre globale à partir des interactions locales. Nous avons déjà signalé les insectes sociaux (une fourmilière possède une structure interne et un ordre de fonctionnement remarquables) et les formes merveilleuses dessinées par un banc d’oiseaux ou un banc de poissons, grâce à des réactions simples de chaque individu aux autres individus qui l’entourent, en fonction de la distance qu’ils ont entre eux et des conditions de l’environnement (un prédateur fonçant sur le banc, par exemple, ou des courants).
Figure 10.1 L’ordre spontané d’un banc de poisson
Nous n’en sommes pas toujours conscients, mais cette émergence est permanente dans les sociétés humaines aussi. Elle donne vie : aux connaissances et à la structuration du cerveau d’un bébé (comment ses interactions avec les personnes et le monde qui l’entourent structurent-elles ses capacités?); à des modes qui se succèdent (comment une mode se cristallise-elle?); à des cultures qui changent (comment apparaissent-elles et comment gardent-elles leur cohérence malgré le changement de leurs éléments?); à des sociétés économiques (comment les compétences d’une organisation émergent-elles des connaissances de ses membres?); à des complexes urbaines (comment est-on à peu près sûr de pouvoir acheter chaque jour, dans notre voisinage, tous les biens qu’on désire, sans qu’il y ait de planificateur global?).
Ce qui émerge parfois est un état d’équilibre du système qu’on observe, mais rien n’assure a priori que cet équilibre soit socialement désirable pour autant (pouvant correspondre à une distribution des richesses très inégalitaire, par exemple). Par conséquent, l’état collectif qui émerge peut s’avérer bien différent, et même parfois être en parfaite contradiction, avec les désirs des individus qui composent ce système. Quand la barque penche à droite car tous les passagers veulent voir le dauphin qui passe de ce coté-là, et la peur de chavirer pousse chacun à courir du coté gauche, au lieu d’équilibrer la barque comme le désire chacun, ces passagers peuvent la faire chavirer pour de bon.
Thomas Schelling (Prix de la Banque de Suède 2005) a montré cette possibilité avec un modèle–jouet très simple avec lequel vous allez pouvoir expérimenter dans l’application suivante. Schelling considère une population formée de deux types d’individus, localisée sur un espace donné, représenté par un damier. Chaque individu doit choisir sa localisation dans cet espace. Les individus de chaque type sont apriori tolérants, dans la mesure où ils acceptent la présence des individus de l’autre type dans leur voisinage, tant que cette présence reste sous un seuil de «tolérance», commune à tous les individus dans la version de base du modèle. Si cette présence dépasse le seuil de tolérance, l’individu devient «malheureux» et il déménage sur un autre endroit libre (une autre case libre sur le damier) choisi aléatoirement. Quel sera le résultat de ce processus de localisation?
Figure 10.2 Ségrégation forte malgré la tolérance des individus
La dynamique de ce processus et son résultat dépendent principalement de la taille de la population par rapport à celle du damier (ce qui détermine la proportion des cases libres et les possibilités de se relocaliser) et du seuil de tolérance des individus, comme vous allez pouvoir le voir dans vos expériences dans l’application. Le résultat paradoxal que montre Schelling est la capacité de cette dynamique à aboutir, au niveau agrégé, à une ségrégation complète entre les deux types d’individus (chaque type étant localisé finalement dans sa ou ses îlot(s) homogène(s) (voir Figure 10.2↑). Ce résultat agrégé est assez paradoxal car les individus eux-mêmes ne sont pas intolérants et acceptent a priori la diversité dans leur voisinage. C’est la dynamique et la séquence des interactions, dans lesquelles chaque individu réagit à la composition de son voisinage immédiat, qui conduit vers ce résultat, malgré la tolérance des individus.
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