Section 13.1: Diversité, innovation et évolution Up Chapitre 13: Dynamique des industries et des marchés Section 13.3: Le modèle de Nelson & Winter 

13.2 Coordination et irréversibilité dans le développement des technologies

La nature cumulative des connaissances sur lesquelles se basent les innovations contraint et structure le développement technologique. Dans la naissance d’une nouvelle industrie, par exemple, les innovations explorent les différentes définitions possibles du nouveau produit. Mais, une fois qu’une masse suffisante d’innovations se focalisent sur une direction particulière, cela oriente les recherches de toutes les firmes dans l’industrie : les améliorations à chercher à chaque moment du développement et les difficultés à résoudre s’imposent à toutes les firmes, comme un paradigme scientifique qui s’impose à tous les chercheurs du domaine concerné. A l’intérieur du paradigme, une gamme plus ou moins large de technologies est explorée jusqu’à l’épuisement du paradigme actuel et l’émergence d’un nouveau. Ce processus dynamique co-évolue en fait avec le développement de l’industrie elle-même, son cycle de vie. Cette dynamique joue par conséquent un rôle important dans l’orientation des innovations, mais elle peut prendre une forme très différente entre les différents secteurs et en fonction des technologies que ces derniers développent. Il peut alors être intéressant de synthétiser cette diversité grâce à une typologie aussi simple que possible.

13.2.1 Paradigme technologique et dominant-design:

L’innovation est une solution d’un ou plusieurs problèmes scientifiques ou technologiques qui sont posés pour répondre à des exigences relatives aux conditions de coût ou de marché. Elle requiert l’utilisation de connaissances et de capacités spécifiques pour le développement et la mise au point de modèles et procédures spécifiques qui forment le paradigme technologique défini comme un modèle de solutions (patterns) à des problèmes techno-économiques sélectionnés [Dosi, 1982, Dosi, 1984, Dosi, 1988]. Cette notion est voisine de celle de ‘guide-post’ technologique définie à partir de l’idée d’une approche commune de problèmes techno-productifs déterminés [Sahal, 1985].
[Dosi, 1982] fait référence à l’émergence d’un nouveau paradigme technologique en tant qu’une approche qui définit conceptuellement:
  1. des problèmes à affronter et des exigences à satisfaire,
  2. des principes scientifiques auxquels il faut recourir, et
  3. des technologies spécifiques à mobiliser.
La réalisation d’un tel processus dépend des conditions économiques et de l’environnement, consistant principalement aux dimensions technologiques particulières du paradigme. En effet, les facteurs économiques qui constituent l’expression du contexte spécifique dans lequel se déroule le processus de développement de la technologie, orientent dès le début le tracé de la trajectoire qui sera suivie par l’industrie : l’appréhension initiale de la demande (effective et/ou potentielle) et des coûts des différentes matières premières oriente nécessairement les directions dans lesquelles les firmes cherchent à résoudre les problèmes rencontrés et donc à innover. La trajectoire technologique est donc à la fois la réalisation des promesses contenues dans le nouveau paradigme, et l’exploitation effective du rendement potentiel de celui-ci [Dosi, 1982].
La direction des efforts d’innovation de la firme dépend donc fortement du contexte social et technologique de cet effort, dans la mesure où le paradigme technologique en vigueur dans l’industrie définit, à chaque étape, les innovations qui apparaissent possibles et économiquement intéressantes.
Par sa nature même, le paradigme technologique se différencie suivant les secteurs ou les domaines d’activités [Dosi, 1988]; les trajectoires technologiques sont le produit de l’interaction entre les variables économiques et les variables technologiques. Les principes de rationalité procédurale et de comportement adaptatif des agents mettent ainsi au premier plan la co-évolution des structures industrielles et des technologies, en procédant d’une vision dynamique, progressive, micro-économique et endogène du changement technique.
On peut plus directement étudier cette co-évolution en établissant le parallèle entre le développement technologique et celui de l’industrie concernée. Le concept de cycle de vie des industries explore cette voie : avec le temps, les recherches des firmes finissent par se focaliser sur un ensemble stable de caractéristiques et une conception dominante (dominant design) de la technologie qui va être partagée par toute l’industrie, jusqu’à ce qu’elle devienne à son tour mise en cause par de nouveaux problèmes à résoudre [Abernathy, 1978].

13.2.2 Cycle de vie de l’industrie

Le processus de maturation de la technologie provoque l’évolution naturelle de l’ensemble des techniques dont disposent les firmes pour innover : les différentes méthodes et aptitudes organisationnelles, ainsi que la capacité d’apprentissage et de savoir-faire, servent à produire un bien donné. La plupart des technologies sont en effet spécifiques, complexes, et leur développement est aussi souvent tacite et complexe [Pavitt, 1987]. De plus, leurs caractéristiques propres leur permettent de jouer un rôle important dans le jeu concurrentiel au sein d’une industrie.
L’évolution d’une technologie suit le passage d’un stade de technologie embryonnaire, maîtrisé par un petit nombre de jeunes entreprises, à celui de technologie émergente, qui détermine le potentiel de production et de l’innovation de l’industrie avec cette technologie. Ce stade doit être suivi par celui de technologie–clé, qui nécessite des compétences distinctes susceptibles de modifier la position concurrentielle sur le marché. Enfin, le dernier stade de développement correspond à une technologie aisément appropriable : celui de la technologie de base qui est maintenant maîtrisée, et largement adoptée, par la plupart des concurrents. Elle ne conditionne donc plus les positions concurrentielles [Lachmann, 1993].
En retour, l’orientation des efforts de recherche des firmes est aussi définie par le stade de développement de l’industrie dans la mesure où on observe une évolution qui correspond à la transition d’un stade technologique à l’autre en fonction des entrées et des sorties sur le marché. Ces entrées et sorties déterminent alors la structure de l’industrie, en accord avec le principe de destruction-créatrice de Schumpeter (voir aussi [Klepper, 1996]).
Nous sommes arrivés à ce stade à une vision assez riche des dynamiques technologiques et industrielles. Nous pouvons synthétiser la diversité des configurations grâce à une typologie qui met l’accent sur les dimensions technologiques et sectorielles des innovations des firmes.

13.2.3 Construire une typologie synthétique de la diversité des systèmes sectoriels et des régimes technologiques

La caractérisation de la diversité des secteurs et de ses déterminants apparaît assez tôt comme une des questions centrales de l’analyse évolutionniste de l’innovation. Cette question est formellement abordée dans [Winter, 1984] et nous allons envisager cette approche dans la seconde application ci-dessous. Parallèlement, une analyse empirique très détaillée est effectuée au sein de SPRU à Sussex. Les résultats de ce travail extensif sont présentés dans [Pavitt, 1984]. A partir d’une base de données couvrant à peu près des innovations les plus significatives depuis 1945 en Grande Bretagne, ce travail cherche à souligner les caractéristiques sectorielles du changement technique et fournit une première taxonomie des secteurs de ce point de vue : les secteurs dominés par les offreurs de technologies (l’agriculture) ; les secteurs dominés par une production intensive qui conduit à un progrès technique basé sur la division de travail et la substitution du capital au travail (la manufacture de produits standardisés); les secteurs dominés par la science où le progrès technique résulte de la transposition des avancées de la science (la chimie).
[Malerba, 1993] proposent d’affiner cette approche en abordant la diversité des régularités des secteurs en favorisant quatre de leurs dimensions : les opportunités technologiques qui déterminent le potentiel d’innovation et les résultats de l’activité de R&D des firmes ; les conditions d’appropriabilité des innovations qui conditionnent la possibilité de protéger les résultats de l’activité de R&D ; le caractère cumulatif ou non du processus d’innovation qui conditionne les dépendances temporelles dans les innovations réalisées, au niveau des firmes, mais aussi au niveau du secteur ; la base des connaissances des activités de R&D, selon la nature des connaissances et leurs modes de transmission. Ces quatre dimensions caractérisent conjointement le régime technologique en vigueur dans le secteur (ce concept a été introduit par Nelson et Winter). [Malerba, 1996] cherchent à caractériser les régimes technologiques en vigueur dans les industries européens, à partir de la base de données de l’Office Européen des Brevets (de 1978 à 1991 et pour 6 pays européens). Ils établissent que les secteurs peuvent être classés entre deux régimes. Le premier régime est caractérisé par une concentration faible, une situation relativement équilibrée entre les différentes firmes et des entrants très actifs en termes d’innovation. Le second régime correspond à la situation inverse, avec des firmes dominantes, une hiérarchie stable entre les firmes du secteur et une faible activité des entrants. Les auteurs montrent par la suite que le premier régime caractérise plutôt des secteurs traditionnels, tandis que le second correspond aux secteurs de hautes technologies. Comme le fait apparaître le titre de leur article (Schumpeterian Patterns of Innovation are technology-specific), la nature du régime dépend alors de la technologie utilisée par le secteur. Un traitement statistique encore plus approfondi de cette approche, appliqué aux industries néerlandaises pourra être consulté dans [Marsili, 2002].
[Malerba, 2002] complète conceptuellement cette approche pour déboucher à ce qu’il appelle Systèmes sectoriels d’innovation et de production, qu’il définit de la manière suivante :
«Un Système sectoriel d’innovation et de production correspond à un ensemble de produits établis et neufs, dédiés à une utilisation spécifique, et un ensemble d’acteurs impliqués dans des interactions via le marché et hors du marché, en vue de produire et vendre ces produits. Les systèmes sectoriels possèdent une base de connaissance, des technologies, des facteurs de production et une demande.» (p. 248).
La dynamique du système sectoriel provient alors de la co-évolution de ses différentes composantes. L’approche par les régularités sectorielles permet d’aborder des phénomènes qui n’apparaissent pas nécessairement comme des régularités régionales (dans une approche par les systèmes régionaux ou locaux d’innovation – cf. [Cooke, 1997]), ni comme des régularités nationales (dans une approche par les systèmes nationaux d’innovation – cf. [Nelson, 1993]) du fait qu’elles peuvent se situer à l’articulation de ces deux niveaux.
Nous allons maintenant introduire un modèle très simplifié d’évolution industrielle qui a joué un rôle important dans le développement des MMA basés sur le progrès technique.

 Section 13.1: Diversité, innovation et évolution Up Chapitre 13: Dynamique des industries et des marchés Section 13.3: Le modèle de Nelson & Winter 
Sommaire
(c) Murat Yildizoglu, 2021-