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13.1 Diversité, innovation et évolution

La sélection de règles au sein du répertoire de règles de l’organisation a des conséquences quant à la sélection qui a lieu entre les organisations même au sein de leur milieu (par exemple des firmes dans une industrie). Nous sommes alors au cœur du mécanisme d’évolution d’une industrie à l’interaction des mécanismes de création de diversité (grâce à l’innovation et à l’entrée de nouvelles firmes, par exemple) et des mécanismes sélectifs (correspondant, notamment à ce qu’on appelle la «concurrence» entre les firmes).

13.1.1 Génération de la diversité industrielle : apprentissage et innovations

A partir du moment où l’on refuse de s’imposer une hypothèse d’uniformité des agents, la diversité apparaît assez naturellement dans l’analyse des industries. En effet, on peut même constater que ses sources sont multiples.
Nous avons déjà signalé que la rationalité procédurale des agents économiques implique que chacun d’eux peut être amené à développer ses propres solutions aux problèmes qu’il perçoit. La perception des problèmes, ainsi que les solutions développées sont par conséquent une première source assez naturelle de diversité dans ce cadre. Deux firmes placées devant les mêmes informations de marchés vont les interpréter différemment en fonction de leur expérience passée [D]  [D] Cette source de diversité est déjà soulignée par [Alchian, 1950/1993].. Les routines et les méta-routines mises en œuvre par chaque firme vont aussi déterminer, de manière dynamique, sa capacité à apprendre et à inventer de nouvelles routines. L’adaptabilité et la réplicabilité des routines développées ne seront pas non plus identiques entre les firmes.
Par ailleurs, les fruits de cet apprentissage et de ces inventions, les innovations, seront aussi différentes entre les firmes. Les innovations de procédés vont impliquer une diversité au niveau des routines de production ; les innovations organisationnelles, une diversité au niveau des routines de fonctionnement ; les innovations de produits, une diversité au niveau des environnements même dans lesquels ces firmes interviennent et de leurs capacités commerciales. En rapport avec ce dernier point, mais indépendamment de lui, l’évolution de la demande aussi peut introduire une diversité supplémentaire là où il n’y en avait pas initialement. En effet, le comportement et l’apprentissage des consommateurs peut correspondre à l’apparition d’une différenciation horizontale (ou verticale) là où les consommateurs ne faisaient pas de différence entre les produits des différents producteurs. Une dernière source de diversité peut aussi être indiquée au niveau du réseau social des firmes. En effet, les firmes possèdent en général une articulation différenciée avec les institutions de leur environnement et, par conséquent, au niveau de leur pouvoir politique dans cet environnement.
Ces différents éléments vont donner lieu à chaque moment du temps à une photographie de l’industrie qui contient des acteurs hétérogènes et cela de différentes manières. La confrontation de cette diversité avec les forces de sélection en vigueur va déterminer l’évolution de l’industrie.

13.1.2 Mécanismes de la sélection industrielle

Le parallèle entre la concurrence et la sélection économique n’est pas nouveau. Comme nous l’avons discuté ci-dessus, Milton Friedman l’a même utilisé pour justifier l’hypothèse de la maximisation de profit par les firmes (et donc leur rationalité substantielle). La faiblesse de cet argument ainsi que celle d’autres utilisés par Armen Alchian (en faveur d’une approche évolutionniste) ou Gary Becker (en faveur de la nécessaire minimisation des coûts dans les marchés concurrentiels) démontre que les économistes ont parfois du mal à appréhender correctement toute la finesse des mécanismes de sélection. Nous ne reviendrons plus sur cette erreur potentielle que nous avons discutée plus haut.
La sélection ne peut apparaître qu’entre entités hétérogènes partageant le même milieu. Les firmes intervenant sur le même marché ou des règles de décisions utilisées au sein d’un même département peuvent faire l’objet de la sélection. Par conséquent, dans un contexte industriel, la sélection peut intervenir de différentes manières et à de différents niveaux.
Au niveau des firmes, la concurrence peut avoir lieu sur tous les marchés où elles interviennent. Sur le marché d’un produit final, la pression sélective va opérer via la demande des consommateurs pour les produits des différentes firmes et, in fine, l’évolution des parts des marchés des firmes. De manière habituelle en économie industrielle, le contexte industriel, le degré de différenciation du bien et la taille du marché vont moduler cette pression sélective. Dans un marché où le prix se réduit, seules les firmes qui sont capables de réaliser des innovations de processus et donc de baisser leurs coûts unitaires plus rapidement que les autres verront leur part de marché augmenter, au détriment de leurs concurrents (cela correspond d’ailleurs exactement au mécanisme de sélection qui est en vigueur dans le modèle de Nelson et Winter (1982, chapitre 12) que nous allons voir un peu plus loin dans ce chapitre). Sur les marchés des facteurs de production, la sélection se fera via l’attractivité des firmes : les firmes capables de proposer les salaires relativement plus élevés vont attirer plus facilement les travailleurs qualifiés et celles qui peuvent rémunérer plus fortement ou avec moins de risque les investissements, le capital.
On voit bien que la sélection des firmes s’opère en définitive par le croisement de toutes ces pressions et l’innovation, dans toutes ses formes, est nécessaire pour passer entre les lames de ciseaux. Au fur et à mesure que les firmes dont les parts de marchés reculent par rapport à leurs concurrents activent leur recherche en vue d’innover (satisficing) et innovent, les conditions de la concurrence se modifient pour toutes les firmes dans l’industrie, en provoquant d’autres réactions en chaînes. Comme résultat de la sélection, certaines firmes voient leurs parts de marchés diminuer, d’autres, augmenter. Les premières peuvent finir par quitter l’industrie (faire faillite ou migrer vers les industries où la concurrence est moins rude) et les firmes qui réussissent peuvent attirer de nouveaux concurrents par leur succès. Ainsi, observons-nous une dynamique économique sans repos (le restless capitalism de [Metcalfe, 2001]).
La discussion précédente fait clairement sortir que le succès relatif des firmes dépend de l’ensemble de routines qu’elles mettent en œuvre pour réaliser leurs activités entre les marchés des facteurs et ceux de leurs produits. C’est pour cette raison que [Nelson, 1982] mettent en avant le fait qu’à travers les firmes, ce sur quoi la sélection opère est la population de routines qui sont actives dans une industrie. Les firmes avec un ensemble de routines relativement plus efficace verront leur part de marché augmenter et cela correspondra tout simplement à un succès relatif des routines dont elles sont les porteurs. Les firmes utilisant un ensemble relativement peu performant de routines peuvent finir par disparaître, ainsi que les routines dont elles sont les porteurs. Il s’agit d’une vision de la sélection qui domine assez fortement dans la littérature évolutionniste (pour une discussion générale plus détaillée du statut de l’hypothèse de l’évolution en économie, cf. [Knudsen, 2003] et pour des discussions plus proches du management, cf. [Durand, 2001] et [Lewin, 1999]).
On peut aisément formaliser cette articulation des niveaux de la sélection (individus – départements – routines – firmes – industries) dans une vision en termes de Systèmes Complexes Adaptatifs (SCA) : la pression sélective sur les marchés conditionnant l’évolution des parts de marché des firmes ; l’évolution des parts de marché impliquant une pression interne entre les départements dans la résolution des problèmes rencontrés ; la pression sur les départements déterminant les routines qui seront utilisées au sein de chacun pour développer de nouvelles solutions. En définitive la dynamique de l’économie prend alors la forme d’une co-évolution des entités d’échelle différente, les plus petites se regroupant pour former les moins petites et la diversité inventée à chaque niveau modifiant la pression sélective sur les autres niveaux et sur les autres individus de même niveau (qu’ils soient des routines, des produits, des firmes, des industries, voire, des pays), comme l’envisage [Holland, 1998].
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Figure 13.1 Une synthèse : les motivations et déterminants de l’innovation[164]
Nous n’avons pas ici la possibilité d’exposer toute la complexité de ce SCA dans lequel se réalisent les dynamiques industrielles. La figure 13.1↑ en donne une représentation très synthétique (pour une présentation plus complète, voir [165] [E]  [E] http://ideas.repec.org/p/grt/wpegrt/2011-10.html). Nous allons néanmoins souligner deux composantes importantes de ce SCA : la manière dont les activités de recherche des firmes peuvent se coordonner et donner naissance à des trajectoires technologiques qui à la fois résultent de cette coordination et l’oriente, ainsi que la manière dont la dynamique technologique et la maturation de l’industrie vont de paire. De l’articulation de ces différentes dimensions du SCA résulte la structuration d’un système industriel et nous allons finir cette discussion conceptuelle par en donner une première synthèse qui intègre ses différents niveaux immédiats. La présentation de ces trois points s’inspire directement de [166].

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(c) Murat Yildizoglu, 2021-