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12.1 Intentionnalité et rationalité dans les organisations

Nous avons souligné dans le chapitre 3↑ la nécessite d’adopter un cadre cognitif basé sur celui proposé par Herbert Simon [Simon, 1955, Simon, 1976, Simon, 1978] pour la représentation des comportements des agents économiques. Ce cadre qui place la rationalité dans la construction par les agents des solutions à des problèmes (la rationalité procédurale) plutôt que dans la résolution directe de ces problèmes (la rationalité substantielle) prend sa source dans les études que Simon a menées sur le fonctionnement des grandes administrations et entreprises. Les développements conceptuels et empiriques qui ont suivi ces idées ont montré de manière répétée qu’une des manifestations possibles de cette rationalité procédurale est l’utilisation des règles de décisions simples et heuristiques par les agents qui composent une organisation. L’apprentissage de l’organisation prend alors la forme d’une recherche permanente de nouvelles règles quand les agents qui la composent sentent le besoin de telles règles car celles dont ils disposent ne conduisent plus à une performance satisficing pour l’organisation.
Par conséquent, une solution substantiellement rationnelle n’a de valeur pour Simon que si les agents sont capables de découvrir des procédures pour la mettre en œuvre. Sans rejeter l’intentionnalité des comportements économiques, cette approche implique que ces comportements doivent être représentés par des procédures réalistes. C’est ce «réalisme cognitif» que nous avons réclamé dans le chapitre3↑.
La question qui se pose alors est la représentation effective de ce type de comportement. En effet, même pour un problème pour lequel la solution substantivement rationnelle est unique, il n’y a aucune raison pour que la rationalité procédurale conduise à une forme unique de comportement. En fonction de leurs contraintes, les agents hétérogènes, avec des histoires différentes, développeront nécessairement un ensemble diversifié de procédures pour faire face au même problème. Cela constitue à la fois la richesse de l’approche en termes de rationalité procédurale et sa faiblesse car il n’est pas aisé de proposer une modélisation consensuelle du comportement des agents.
De nouveau, une démarche inductive pourrait nous aider pour faire face à cette difficulté. En effet, il existe un ensemble de résultats expérimentaux (cf. par exemple [Cohen, 1994]) suffisamment large pour souligner le fait que les agents économiques réels et leurs organisations, tout en étant rationnel, utilisent des procédures heuristiques, des règles de comportement simples et répétitives.

12.1.1 Routines comme représentation de la rationalité procédurale

L’utilisation des routines pour rendre opérationnelle la rationalité procédurale est justifiée par les observations empiriques qui soulignent que les organisations économiques comme les entreprises peuvent être vues comme un répertoire d’actions avec une forte inertie (cf. [Cohen, 1996]). Les routines correspondent alors à des modes d’action récurrents, dépendant du contexte organisationnel et assez stables face aux variations marginales de l’environnement de l’organisation. Leur structure contient une dimension automatique sous la forme d’une articulation directe [Conditions Actions] (par exemple : [Si pluie Prendre le parapluie]) comme cela est souvent proposé dans la représentation des décisions dans les sciences cognitives (cf. par exemple [Holland, 1989]). Une certaine stabilité de ces routines est alors nécessaire pour que le retour de la pression sélective de l’environnement puisse s’exercer suffisamment longtemps de manière à conditionner leur évolution dans le répertoire de l’organisation (Sidney Winter parle alors de Traits Quasi-Génétiques, cf. [Cohen, 1996]).
[Nelson, 1982] mobilise de manière systématique cette conceptualisation pour caractériser le comportement des agents et des organisations économiques. [B]  [B] Il est intéressant de noter que l’idée de l’importance de l’inertie des comportements est déjà présente chez [Schumpeter, 1935/1999]. Dans cette vision, l’ensemble de routines d’une organisation remplit plusieurs rôles à chaque instant de sa vie : établir la correspondance entre les compétences et les connaissances de ses membres et celles de l’organisation elle-même grâce à l’intégration et à la cristallisation de la mémoire organisationnelle dans les routines ; établir une trêve politique qui assure la participation effective de chaque membre aux activités (et donc aux routines) de l’organisation via, notamment, des mécanismes de promotion, d’incitation et de sanction ; assurer le contrôle du fonctionnement au jour le jour de l’organisation de manière à gérer les aléas simples ; faciliter la reproduction, au sein de nouvelles unités, des solutions déjà obtenues dans l’organisation grâce à la réplication systématique des routines et permettre ainsi la croissance de l’organisation.
Ces fonctions des routines traversent différents horizons temporels, ainsi que différents niveaux de l’organisation.

12.1.2 Hiérarchie des routines, satisficing et apprentissage

Nelson et Winter parle d’une hiérarchie des routines. Le premier niveau correspond à des routines qui assurent le fonctionnement au jour le jour de l’organisation (le fonctionnement routinier au sens premier de ce terme), recouvrant les activités les plus récurrentes, comme le fonctionnement journalier d’un atelier de production ou d’un secrétariat.
Le second niveau correspond aux règles de transition de période en période, formées principalement par des règles d’investissement en capital physique, technologique et humain. Ces routines gèrent la dynamique de court-moyen terme de l’organisation et la réplicabilité des routines de niveaux inférieurs conditionne l’efficacité de ces routines de croissance.
Au plus haut de la hiérarchie des routines se trouvent ce que Nelson et Winter appelle les méta-routines : les routines qui gèrent la modification et l’adaptation des routines de niveaux inférieurs. Ces routines apportent la capacité d’adaptation à l’organisation en lui fournissant, par exemple, des règles pour modifier l’organisation d’un atelier quand son fonctionnement pose des problèmes récurrents ou d’ajuster les règles d’investissement si l’entreprise se trouve en surcapacité sur ses marchés pendant plusieurs périodes d’affilée.
Les méta-routines représentent donc les règles conduisant l’apprentissage de l’organisation quant à la correspondance entre l’évolution de son environnement et son répertoire de routines. Comme chez la Reine Rouge d’Alice, un environnement dynamique impose la nécessité d’une capacité d’adaptation permanente à l’organisation en vue de garder sa position face à la pression sélective. Nous sommes alors typiquement dans une vision de l’économie en tant que SCA où le comportement des autres agents modifie en continue l’environnement de l’organisation et, dans le cas où ses performances relatives se détériorent et ne lui paraissent plus satisfaisantes, l’oblige à chercher de nouvelles règles de comportements (routines) et à innover (on observe ici à nouveau la mise en œuvre du principe de satisficing de Simon). L’apprentissage de l’organisation correspond alors à la modification des routines existantes et à l’invention de nouvelles routines (innovations) grâce à l’exploration. La pression sélective de l’environnement est donc la force qui oriente à chaque moment la sélection et la création des routines dans l’organisation.
Cette dynamique des routines ne va pas sans poser de problèmes à son tour. Quand le sentiment d’insatisfaction commence à s’imposer du fait des problèmes récurrents posés par le répertoire actuel de routines, l’organisation cherche à adapter les routines existantes et à innover. Mais ces deux dimensions de l’apprentissage sont toutes les deux fortement conditionnées par l’adaptabilité des routines existantes. En effet, l’adaptation pure (que l’on pourrait aussi appeler à ce stade «l’innovation incrémentale») et l’invention de nouvelles règles («l’innovation radicale») doivent utiliser les règles de comportements actuels pour construire de nouvelles routines. La fiabilité et la flexibilité de ces dernières sont alors deux conditions nécessaires pour la réussite de cet apprentissage. Cela, d’autant plus que l’innovation implique en général une double incertitude: quant à son résultat immédiat (la faisabilité technique de la nouvelle routine) et quant aux conséquences économiques de son utilisation effective. Ces difficultés peuvent alors mettre en cause la survie même de l’organisation.

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