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1.2 Nouvelle vision des systèmes économiques: L’économie comme Système Complexe Adaptatif (SCA)
Nous pouvons donner une première réponse à la question avec laquelle nous avons ouvert cette introduction. Qu’ont en commun le système immunitaire d’un individu et une industrie formée par des firmes innovatrices? Le système immunitaire est composé de cellules hétérogènes qui évoluent pendant toute la vie de l’individu, s’adaptant à l’introduction de nouveaux corps étrangers, en inventant des solutions de défense nouvelles face aux nouvelles agressions et cette évolution dépend assez crucialement de la séquence exacte d’agressions rencontrées dans le passé (on appelle cela la dépendance au sentier). Les firmes composant une industrie, de leur coté, cherchent à résoudre les problèmes qu’elles rencontrent, innovent pour développer de nouvelles solutions, s’adaptent à l’évolution de la demande sociale et à l’évolution de la base de connaissances de la Société. Les solutions qu’une firme peut inventer à un moment donné de sa vie dépendent de celles qu’elle a inventées par le passé et la connaissance qu’elle peut avoir de son environnement dépend de son apprentissage passé.
Par conséquent, l’industrie, prise dans sa globalité, et le système immunitaire partagent plusieurs propriétés communes. Or cela n’est pas dû au fait que l’un puisse être réduit à l’autre: le système immunitaire n’est pas une industrie et, a fortiori, une industrie n’est pas un système immunitaire. Cette similitude provient du fait que ces deux systèmes comprennent des mécanismes similaires, mécanismes qui constituent ce que John Holland ([Holland, 1996]) appelle un système complexe adaptatif (SCA). Nous sommes donc tout simplement en présence de deux instances des SCA.
Les SCA sont caractérisés par une cohérence interne qui transcende la diversité et la dynamique de leurs composantes. Cette cohérence dépend néanmoins des interactions de ces composantes, de leur agrégation, de leur adaptation ou de leur apprentissage. Ce qui importe pour comprendre un SCA n’est pas son équilibre de long terme, mais sa cohérence et sa persistance face au changement. Sans nécessairement atteindre un équilibre, un SCA traverse des états méta-stables qui persistent dans le temps. De plus en plus de systèmes dynamiques sont étudiés aujourd’hui comme des SCA dans la mesure où cette approche apporte des réponses nouvelles à des questions anciennes, ainsi que de nouvelles questions. Trois prix Nobel ont ainsi joint leurs efforts pour fonder un institut dédié à l’étude des SCA (l'Institut Santa Fe de la Complexité [B] [B] http://www.santafe.edu) dans les sciences naturelles et sociales, ainsi que pour développer de nouveaux outils nécessaires pour l’analyse et la modélisation des SCA.
En effet, l’étude des SCA nécessite une démarche particulière, comme l’ont montré les efforts de Charles Darwin pour comprendre l’évolution des espèces au sein d’un écosystème. Darwin est probablement le premier chercheur qui a pu développer une analyse approfondie d’un SCA complet qu’il a mis en lumière à partir de l’étude de l’écosystème des îles de l’archipel des Galápagos pendant le long voyage qu’il a effectué sur le voilier H.M.S. Beagle. Le plus remarquable dans le raisonnement de Darwin face à ce système est d’accepter qu’il puisse être régulé par des mécanismes relativement simples : un mécanisme de création continue de diversité dans le système, couplé avec un mécanisme de sélection, résultant de la relative rareté des ressources dans le milieu naturel au sein duquel vit ce système. Darwin montre alors que la simpledynamique établie par l’articulation de ces deux mécanismes peut conduire à la diversité des espèces vivantes telles que nous les connaissons, sans que cela nécessite l’intervention d’un esprit concepteur. Par conséquent, la complexité du réel ne provient pas nécessairement de la complexité des mécanismes qui le sous-tendent. Cette vision de Darwin se constitue à l’issue d’une accumulation patiente d’observations empiriques (confiées dans une collection impressionnante de cahiers et de de fiches) pendant vingt ans, suivi de la formulation des hypothèses sur les mécanismes de cette évolution et d’une théorie générale regroupant un ensemble cohérent de causalités, compatibles avec les observations empiriques [Darwin, 2013]. Il s’agit donc d’une démarche avec un point de départ clairement inductive. Nous allons voir plus loin dans cet ouvrage que les mécanismes de l’évolution qu’a mis au jour Darwin ont une portée qui dépasse le cadre spécifique de l’évolution des espèces et ils peuvent nous aider à comprendre et à formaliser la dynamique des systèmes économiques (économies nationales, industries, etc.), en les considérant comme des SCA. Dans cette démarche, l’approche évolutionniste que nous allons adopter mettra l’accent sur les mécanismes générateurs de diversité et sur la pression sélective [Dennett, 1996] et nous allons voir que les dynamiques des SCA prennent souvent la forme d’une dynamique d’évolution.
Notre vision des dynamiques économiques change ainsi fondamentalement au fur et à mesure que nous les considérons sous ce nouvel angle. Selon la question qu’on considère et le niveau d’agrégation qu’on retient (une entreprise, une industrie, une économie nationale, un système économique international, etc.), on peut étudier la dynamique du système concerné en isolant les éléments hétérogènes qui le constituent, la nature de leurs interactions, les dimensions de leur adaptation ou de leur apprentissage et le type de nouveautés auquel ils doivent faire face, ainsi que celles qu’ils créent par leur adaptation continue.
Cette approche permet d’aborder des questions pour lesquelles la vision statique, quasi-newtonienne, de l’économie ne fournit au mieux que des réponses approximatives car cette approche statique fait abstraction de certaines dimensions de la richesse des systèmes économiques qui sont, à nos yeux, fondamentales. Il devient alors possible d’analyser, avec cette approche, tout un ensemble cohérent de systèmes économiques qui nous interpellent. C’est pour cette raison que nous proposons ici d’aborder les questions économiques avec une approche novatrice inspirée des SCA et cela, par une analyse qualitative qui met l’accent sur leurs dimensions fondamentales en tant que SCA et par une modélisation informatique de ces phénomènes (modèles étudiés par le biais de simulations informatiques qui déroulent les histoires possibles de ce type de systèmes).
Cette vision en tant que SCA met en avant cinq propriétés des systèmes économiques ([Arthur, 1997]) :
Une interaction dispersée. Ce qui détermine la nature de l’activité économique est l’interaction des agents hétérogènes dispersés dans le système qui agissent de manière parallèle. Les conséquences des actions d’un agent dépendent à chaque moment des actions passées d’autres agents et de l’état du système (les interactions n’ont pas uniquement lieu sur des marchés centralisés).
L’absence de coordonnateur global. Aucun agent particulier n’a la possibilité de coordonner volontairement les actions et les croyances des agents (pas de commissaire-priseur à la Walras). Cela n’exclut pas bien sûr le fait que ces actions s’inscrivent, à chaque moment, dans les structures de l’économie et qu’elles puissent être médiatisées, notamment par des institutions.
Une adaptation continue. Les comportements, les croyances et les stratégies des agents évoluent continûment en fonction de leur expérience avec les autres agents et le système économique qu’ils constituent (l’apprentissage des agents est continu).
L’apparition perpétuelle de la nouveauté dans le système. L’évolution des comportements, des croyances et des stratégies introduit sans cesse de la nouveauté dans le système : nouvelles stratégies, mais aussi nouveaux produits donc nouveaux marchés, nouvelles technologies, nouvelles institutions (les innovations sont la source première de la dynamique).
Une dynamique de déséquilibre. Étant donné l’apparition continuelle de la nouveauté, l’économie opère en général loin de tout optimum ou équilibre global (une dynamique ouverte, hors équilibre). De nouvelles possibilités d’amélioration apparaissent sans cesse. Dans un tel contexte, les agents n’optimisent pas leur comportement car le concept même d’une stratégie optimale ne peut en général être défini (l’impossibilité de l’optimisation). Leurs décisions se placent alors dans un cadre de rationalité limitée à la Simon.
La dynamique et les propriétés agrégées du système résultent alors des interactions et de l’apprentissage des agents. En cela, la dynamique économique apparait comme un processus continuellement en formation dépassant les comportements individuels et l’on est amené à s’intéresser à l’émergence des propriétés macroscopiques du système. Par conséquent, même si cette approche prend souvent soin de bien spécifier les processus cognitifs des agents individuels et leurs interactions, son objet d’analyse est la dynamique globale du système économique en considération (une industrie, un marché, un processus de négociation, une firme ou une économie).
Désirs micro – résultats macro?
Il est en général assez difficile dans un SCA de prédire les conséquences collectives des comportements individuels. Prédire l’état final ou agrégé d’un tel système et influencer son évolution dans le temps deviennent des objectifs à la fois importants et difficiles. Cette dynamique des interactions peut conduire à l’émergence de certaines configurations remarquables du système en question (les deux premières rangées systématiquement vides dans un amphithéâtre universitaire, le démarrage d’un standing ovation à la fin d’un concert, l’apparition d’une ségrégation raciale dans l’organisation urbaine d’une ville, etc.). L’interaction des désirs des individus peut facilement conduire à des résultats collectifs même opposés à ces désirs [Schelling, 2006]. Ces possibilités peuvent à la fois donner de nouvelles fondations à la Main invisible (et donc à l’émergence de la coordination des croyances et des comportements des agents), comme l’espérait von Hayek ou mettre en question son existence même (en montrant l’impossibilité d’une telle coordination interne).
Ces dynamiques complexes possèdent alors certaines propriétés qui modifient considérablement notre conception et approche des questions économiques :
Difficulté de prévision des résultats agrégés à partir des comportements individuels (l’émergence des propriétés agrégées, autonomes par rapport aux hypothèses au niveau micro);
Difficulté de prévision des états futurs du système (une dynamique ouverte, possédant un grand degré de liberté, dont le futur est difficile à prévoir, même impossible);
Importance des petits évènements initiaux (la dépendance au sentier historique, dans la mesure où des choix initiaux d’apparence sans importance peuvent fortement conditionner le futur du système économique);
Importance des petites composantes du système (des interactions fortes qui nous empêchent de correctement apprécier le rôle déterminant de certaines composantes du système, car leur petite taille nous empêche de voir le rôle central qu’elles jouent dans les interactions qui les traversent).
La nécessite de prendre en compte, quand on analyse un phénomène appartenant à un niveau intermédiaire du système, des causalités descendantes en provenance des niveaux plus agrégés du système et des causalités ascendantes provenant des niveaux plus désagrégés [Auyang, 1999].
Ces propriétés et leur prise en compte vont se trouver au coeur de l’approche que nous allons exposer dans cet ouvrage dont les différents chapitres vont nous permettre de les étudier dans le détail et d’en observer les conséquences grâce à une mise en oeuvre pratique dans les applications proposées.
Figure 1.1 L’interface visuel de NetLogo
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