Par Beatriz Betegón
Licence APE, année 1998-1999
A.2) La double nature de l’investissement
A.2.2) L’effet "revenu" de l’investissement
A.4) L’investissement, remède et cause
A.2) Le début de la macro-économie moderne
B.2) Le deuxième problème de Harrod: l’instabilité
du taux de croissance
Le but de ce travail est d’exposer les théories de la croissance
de Harrod et de Domar à partir de l’article « Expansion et
Emploi », (Domar, 1947) et un extrait de l’ouvrage « Théorèmes
Dynamiques Fondamentaux », (Harrod, 1948) . Même si ces deux
publications datent d’après la deuxième guerre mondiale,
leur propos et de décrire tout un autre contexte, celui des années
trente. En effet, ces théories veulent montrer que la crise de 1929
est une preuve de l’instabilité du système capitaliste. Je
vais donc commencer par rappeler les caractéristiques de ce contexte,
la crise de 1929 et la pensée keynésienne pour traiter ensuite
la problématique de la croissance de Harrod et Domar qui implique
des nouveautés dans la tradition keynésienne. Ces deux modèles
de croissance avec progrès technique endogène (implicite
dans ce modèle), introduisent d’abord l’idée de nécessité
d’un taux de croissance du revenu à l’équilibre et ensuite
ils montrent la forte instabilité de cet équilibre.
Dans la Théorie Générale de Keynes, tout le
revenu distribué par les entrepreneurs n’est dépensé
que s’il est consommé ou investi. Quand le revenu total augmente,
la consommation n’augmente pas autant, donc si l’emploi supplémentaire
est consacré à la production, il y aura des pertes, en d’autres
mots l’offre ne crée pas sa propre demande ce qui contredit la théorie
classique (Loi de Say). Pour Keynes ce qu’il faut à ce moment là
c’est un investissement suffisant pour absorber l’excès de la production
totale. Il y a donc un équilibre où toutes les capacités
ne sont pas employées, c’est donc un équilibre de sous emploi.
Quand l’incitation à investir n’est pas suffisamment forte et ne
peut pas absorber toute la production non consommée, l’épargne
apparaît. On se trouve alors face au chômage. L’équilibre
ne sera rétabli (sauf si intervention de l’Etat) qu’au niveau d’activité
et d’emploi inférieur, où la production offerte pourra être
écoulée et où l’investissement permettra d’absorber
la production qui n’a pas été consommée.
D’après ce bref résumé de la théorie de Keynes, deux points doivent être soulignés. Premièrement, le rôle important de l’investissement et de la demande, qu’on retrouve également dans la théorie de Harrod et Domar ce qui montre leur forte inspiration keynésienne. La différence ici par rapport à Keynes, concerne en particulier le rôle de l’investissement, lequel, comme on va le voir, est élargi dans le modèle de Domar. Deuxièmement, et c’est là le point crucial, la théorie de Keynes expose une problématique de l’équilibre et déséquilibre de court terme et non pas une problématique de long terme et donc de la croissance.
La parution de la Théorie Générale de Keynes date
de 1936 et donc, après la crise de 1929. Même si dans sa théorie,
Keynes n’essaie pas vraiment de donner une explication à la crise
de 1929, il dénonce l’économie capitaliste et il dit qu’elle
n’est pas forcément stable. Keynes conçoit une théorie
économique plus instrumentale qui renouvelle la présentation
des relations économiques par rapport à la vision libérale
: il évite de raisonner par marchés pour raisonner par fonctions
(investissement, consommation…) et par circuits. Il dénonce aussi
l’efficacité de la Loi de Say. Les événements ont
montré que l’offre ne crée pas sa propre demande : une part
du revenu engendré par le processus de production peut ne pas retourner
dans le processus, c’est à dire peut ne pas être consommé,
mais épargnée. Selon Keynes une épargne trop importante
et une consommation trop faible peuvent très bien mener à
une situation de dépression chronique du type de celle de 1929.
L’épargne doit donc être dépensé, c’est à
dire investie selon les keynésiens. C’est justement à partir
de ces affirmations que Domar complète Keynes : l’absence de thésaurisation
ne suffit pas, il faut aussi un accroissement des dépenses.
A.1) Les capacités de production et le taux de croissance
Selon Domar, pour analyser le processus de la croissance, il faut voir l’investissement non seulement comme un instrument générateur de revenu (comme pour Keynes), mais aussi comme un créateur de capacités de production.
Selon Domar, une économie en plein emploi avec un revenu de plein emploi et avec un investissement annuel, peut s’attendre à que ce niveau de plein emploi soit maintenu. Cependant, s’il y a eu investissement, forcément il y a eu une formation de capital, et donc, s’il y a eu une formation de capital, forcément, les capacités de production de l’économie ont augmenté. Alors, si ce niveau de revenu de plein emploi est maintenu, les capacités de production crées resteront inutilisées, on aura du chômage. A ce moment là, c’est un niveau de revenu supérieur qui permettra d’écouler ce supplément de capacité de production et éviter ainsi le chômage. La solution au problème du chômage réside donc dans un revenu croissant.
Le problème que se pose alors Domar, c’est: si l’investissement
augmente la capacité de production et crée du revenu, quel
doit être le taux de croissance de l’investissement de manière
à rendre l’augmentation du revenu égale à celle de
la production pour que des capacités de production ne restent pas
inutilisées ?
A.2) La double nature de l’investissement
Domar essaie d’établir une telle équation. Cette équation
représente les deux natures de l’investissement: L’effet revenu,
du côté de la demande et l’effet capacité, du côté
de l’offre.
A.2.1) L’effet "capacité" de l’investissement
Premièrement, il définit ? comme “moyenne de la productivit? potentielle sociale de l’investissement". Moyenne, car il se réfère à la productivité de toutes les usines, les nouvelles qui ont été crées avec l’investissement, et celles qui existaient déjà.
Dans d’autres termes,
indique l’augmentation de la capacité de production qui accompagne
chaque dollar investi et non pas la croissance du revenu produite par chaque
dollar investi. Soit I l’investissement annuel de l’économie.
Il définit alors =
accroissement possible pour l’économie. C’est le côté
de l’offre de l’équation. Si est élevé cela indique
que l’économie est capable d’augmenter sa production relativement
vite : la question est de savoir si cette capacité accrue amènera
à une plus grande production ou à un chômage. Cela
dépendra du comportement du revenu monétaire.
A.2.2) L’effet "revenu" de l’investissement
C’est le revenu dégagé par l’accroissement de l’investissement, c’est tout simplement la théorie du multiplicateur de Keynes et représente le côté de la demande de l’équation:
(1)
où propension
marginale
à épargner
A.3) La nécessité d’un taux de croissance à l’équilibre
A l’équilibre dynamique la masse de revenu crée par l’accroissement
de l’investissement (effet
revenu) doit permettre d’écouler la masse supplémentaire
de biens produits par l’accroissement des capacités de production
(effet capacité). Pour qu’il n’y ait pas de capacités de
production inutilisées il faut que l’effet capacité et l’effet
revenu dégagés par la variation de l’investissement soient
égaux:
= (2)
(3)
Cette dernière équation (3) définit le taux de
croissance annuel de l’investissement nécessaire au maintien du
plein emploi sans gaspillage de capacités de production. Ce taux
nécessaire de croissance est .
Domar veut faire remarquer le fait que l’accroissement du revenu n’est
pas fonction du montant investi, il est fonction de l’accroissement de
l’investissement. C’est la totalité de l’investissement qui accroît
la capacité de production (côté gauche de l’équation
(2)), mais seul la part correspondante à un accroissement de cet
investissement augmente le revenu national.
A.4) L’investissement, remède et cause
Dans ce modèle,
est très difficile à faire varier et fait qu’on ne puisse
obtenir un niveau de revenu et donc d’emploi plus élevé qu’à
travers un accroissement de l’investissement. Mais cet investissement,
en raison de l’effet « capacité » fait que l’économie
se trouve dans un dilemme : « si des investissements suffisants ne
sont pas atteints aujourd’hui il y aura chômage. Mais si on investi
assez aujourd’hui il faudra investir encore plus demain si on ne veut pas
qu’il y ait chômage demain. »(DOMAR, Expansion et Emploi).
En effet, l’effet « revenu » de l’investissement, à
travers le multiplicateur est temporaire tandis que la capacité
de production a été accrue pour de bon. Finalement, par rapport
au chômage l’investissement est « en même temps un remède
contre la maladie et la cause de plus grands troubles pour le futur »,(DOMAR,
Expansion et Emploi).
Domar dans sa théorie nous donne une condition de croissance
équilibrée, qui évite le chômage. Mais cette
condition est une condition d’équilibre à chaque instant,
donc de court terme, ce n’est pas une analyse dynamique. Harrod va aller
plus loin que Domar, il tente une explication de long terme de la croissance
économique à partir d’une analyse, proche de Domar mais différente
dans le contenu et les objectifs, ce qui va donner naissance à ce
qu’on connaît par le modèle Harrod-Domar.
A.1) Roy Forbes Harrod (1900-1978)
Harrod est anglais comme Keynes mais 17 ans plus jeune. Il suit d’abord des études de philosophie pour ensuite se diriger vers l'économie. A Cambridge il rédige chaque semaine des essais pour Keynes et ils se rencontrent souvent pendant les années 30. Keynes critique ouvertement l'ouvrage de Harrod "The Trade Cycle", où apparaît pour la première fois dans la littérature keynésienne le concept d'une économie croissant à un taux régulier. Harrod tient compte de ces critiques ce qui l'amène à publier en 1939 l'article "An Essay on Dynamyc Theory", qu'il adresse à Keynes. Après la mort de ce dernier, Harrod poursuit son travail sur la croissance dans l'ouvrage de 1948 "Théorèmes Dynamiques Fondamentaux", dont un extrait sert de base à ce travail.
Mais l'activité de Harrod ne s'est pas limitée à
l'économie, il a aussi participé à la vie politique
anglaise, notamment en exerçant comme conseiller de W. Churchill
pendant la seconde guerre mondiale et de Harold Macmillan, Premier Ministre
conservateur entre 1957 et1963.
A.2) Le début de la macro-économie moderne
Avec Harrod, nous pénétrons dans un univers différent
de celui de Schumpeter. D'abord parce que pendant les années 30,
l'économie est en train de devenir une science analytique, développée
sous la forme de modèles. Deuxièmement parce que Harrod élabore
avec Keynes les premiers concepts de ce qui va devenir la macro-économie
au sens moderne du terme, notamment le concept d'une économie à
un seul bien et le raisonnement en termes agrégés, hypothèse
qui simplifie l'analyse. Troisièmement, car las idées développées
par Harrod appartiennent au courant qui a donné naissance à
la "révolution keynésienne". En effet Harrod étend
l'analyse de l'équilibre de sous emploi de Keynes au long terme
pour conclure à l'instabilité de la croissance.
Le nom de Harrod sera vite associé à celui de Domar,
pour désigner le modèle sous le nom de Harrod -Domar ou encore,
modèle keynésien de croissance, qui sera considéré
comme le modèle de référence de la théorie
moderne de la croissance. La théorie de Harrod peut s'exposer en
3 points: les trois problèmes de Harrod, à savoir le problème
de l'existence de l'équilibre et le taux de croissance garanti ,
le problème de l'unicité de l'équilibre et ses propriétés
et enfin le problème de la stabilité de l'équilibre
à long terme, point qui fait la différence avec Domar ; (les
deux premiers peuvent se regrouper en un).
B.1) Le premier problème de Harrod: le taux de croissance garantit
Harrod détermine d’abord G, qui est le taux de croissance effectif, c’est une transposition dynamique du concept de revenu effectif et représente donc le taux au quel le revenu croît effectivement dans l’économie.
Il définit ensuite Gw comme le taux de croissance qui permet à l’économie de suivre un sentier d’équilibre. Sur ce sentier, les firmes planifient en permanence un montant d’investissement qui correspond exactement à la fraction du revenu qui a été épargnée. Pour le déterminer, Harrod associe la théorie du multiplicateur de Keynes et le principe d’accélération. Le principe d’accélération intègre l’idée selon la quelle les entrepreneurs fondent leurs projets d’investissement non pas sur le niveau de revenu mais sur la vitesse de son évolution, c’est donc l’investissement désiré des entrepreneurs qui à l’équilibre doit être égale à l’investissement effectivement réalisé. Mathématiquement Harrod établit une telle équation:
soit Y 0 , Y1 revenu à la période 0 et à la période 1,
soit s Y 0 , l’épargne réalisée à la période 0,
soit c(Y1 - Y 0 ), l’investissement désiré,
Les coefficients c et s représentent respectivement le coefficient marginal du capital nécessaire à la maximisation du profit des entrepreneurs et la propension marginale à épargner. A l’équilibre on doit avoir l’égalité entre l’investissement désiré et l’investissement effectivement réalisé qui correspond à l’épargne réalisée :
Y 0 = c(Y1 - Y 0 )
=
Gw =
Il existe donc un taux de croissance du produit brut qui permet la satisfaction des plans des entrepreneurs. A ce taux les plans d’investissement sont parfaitement coordonnés avec les plans de consommation (ou épargne). Une telle problématique tire son inspiration de Keynes qui disait déjà dans sa Théorie Générale que les défauts de coordination conduisent les agents à faire des anticipations de dépenses que ne se réalisent pas, c’est à dire que la demande effective ne permet pas le plein usage des capacités.
Le problème est donc de savoir si ce taux qui satisfait les plans
des producteurs coïncide avec le taux de croissance effectif du revenu,
constaté dans l’économie. En effet si les producteurs n’anticipent
pas bien les plans de consommation, le taux de croissance garanti Gw ne
sera pas égale au taux de croissance réel ou effectif G,
ceci est le premier problème de Harrod.
B.2) Le deuxième problème de Harrod: l’instabilité du taux de croissance
Harrod est arrivé à la conclusion qu’il est difficile que G corresponde à Gw. A long terme ceci est encore plus difficile du fait que ces deux taux ne correspondront pas non plus au taux de croissance naturel, Gn, que Harrod définit comme le taux d’expansion que permettent l’accroissement de la population et le progrès technique, c’est donc le taux de croissance maximale possible. Gn représente le sentier d’une croissance de la production tel qu’en chaque point les producteurs seront satisfaits de l’équilibre entre le travail et le loisir. Ce sentier, contrairement au sentier du taux de croissance du taux garanti, admet un chômage involontaire
Comme la poursuite du plein emploi exige que la production augmente au taux de croissance de la population et de la technologie pour qu’il n’y ait pas de capacités inemployées, à l’équilibre il faudra donc l’égalité des trois taux de croissance, G=Gw=Gn. Selon Harrod il est très difficile d’atteindre cette égalité, du fait que ces taux dépendent de paramètres exogènes comme s, c, n et a. De plus, (et c’est le deuxième problème de Harrod) si jamais cet équilibre est atteint, il est «hautement instable», et tout écart accidentel hors du chemin de la croissance équilibrée, entraîne cumulativement l’économie de plus en plus loin de l’équilibre économique, comme s’il y avait une force centrifuge.
Qu’est ce qui se passe exactement lorsque ces trois taux sont inégaux?
Le modèle de Harrod est fortement inspiré de la théorie
de Keynes, par la contradiction de la loi de Say et par l’effet du multiplicateur
de l’investissement . L’apport majeur de ce modèle est l’approche
par le capital, en considérant qu’une variation de l’investissement
augmente non seulement le revenu, mais dégage aussi des capacités
supplémentaires de production. Domar arrive donc à déterminer
le taux de croissance nécessaire de l’investissement qui fait que
l’augmentation du revenu qui en découle est suffisante pour combler
les capacités de production dégagées par ce même
accroissement de l’investissement. Harrod lui, montre l’instabilité
de ce sentier de croissance équilibrée et que tout écart
du sentier mènera à une expansion ou à une dépression
cumulative qui s’écartera de plus en plus de l’équilibre.
Ces résultats négatifs, correspondent bien au pessimisme
dû à l’instabilité économique et financière
après la crise de 1929. Par contre, ces résultats s’opposaient
au sentiment de confiance dans la croissance équilibrée caractéristique
aux trente glorieuses, époque où les travaux de Harrod et
Domar ont été réalisés. Par la suite, le modèle
de Solow modifiera ces résultats négatifs en relâchant
certaines hypothèses restrictives du modèle Harrod-Domar,
comme la rigidité du coefficient du capital (c) et en recourant
à la substitualité des facteurs de production. Kaldor, aussi,
corrigera le modèle Harrod-Domar en relâchant l’hypothèse
de la rigidité de la propension marginale à épargner,
(s).
Le modèle de Harrod –Domar, même s’il est un peu «rudimentaire
» et soumis à nombreuses critiques, constitue un élément
de base essentiel à la compréhension de modèles de
croissance plus sophistiqués.