La croissance économique en Occident de 1970 à nos jours
Hélène Bouhelier
Licence APE – 1999
Sommaire
Introduction
I. Les traits essentiels de l’évolution économique
I.1. Les années 70 : vers un nouveau modèle économique
I.1.a. Les évolutions des principales grandeurs économiques
I.1.b. Les éléments explicatifs
I.1.c. Le modèle de croissance ralentie
I.2. Les années 80 : entre récession et reprise
I.2.a. 1981.1982 : une répétition de la récession de 1974 ?
I.2.b. 1983 : l’année du revirement
I.2.c. 1984 : une meilleure conjoncture
I.3. Les paradoxes des années 90
II. Des mutations plus en profondeur
II.1. Le chômage : un phénomène structurel ?
II.2. Changements dans la structure des activités
II.3. Les technologies continuent d’évoluer
II.4. La crise du fordisme
II.5. Les mutations démographiques
II.6. Les modifications de l’enseignement
Conclusion
Introduction
Les pays Occidentaux ont été une première fois bouleversés par les changements survenus lors des " Trente Glorieuses ", période de croissance surprenante. Dans les années 70, ils entrent dans une nouvelle phase économique ; alors que certaines modifications des années antérieures sont prolongées, d’autres viennent transformer le modèle de croissance traditionnel.
A partir de 1970, deux chocs pétroliers vont aggraver les déséquilibres internes apparus lors des dernières décennies. S’installe alors une crise qui se prolonge jusqu’aux années 90. Quelques périodes d’accalmie sont observées dans les années 80 et 90, mais de forts déséquilibres persistent.
Par ailleurs, on doit faire face à une interdépendance accrue des conjonctures nationales. Les politiques économiques nationales deviennent plus difficiles à manœuvrer. Quant au monde de la finance, il ne cesse de s’amplifier depuis la déréglementation des années 80 : naît alors une instabilité croissante des marchés financiers.
Ces bouleversements touchent les économies occidentales à plusieurs niveaux.
Dans un premier temps, nous allons identifier les aspects conjoncturels des différentes récessions qui se sont succédées depuis 1973. A travers cette étude, nous pourrons regarder l’évolution du modèle de croissance.
Ensuite nous analyserons l’incidence de la crise sur les structures des sociétés occidentales. Nous pourrons constater les prolongements ainsi que les modifications survenus par rapport aux "Trente Glorieuses ".
I. Les traits essentiels de l’évolution économique
Nous allons tout d’abord analyser les manifestations premières des trois récessions qui ont bouleversé les pays occidentaux, de 1970 à nos jours. Les deux premières récessions sont marquées par des chocs pétroliers, en 1973 et en 1981 ; la troisième est différente dans la mesure où elle ne doit pas affronter ce facteur exogène (1991-93).
Nous étudierons notamment les évolutions des principales grandeurs économiques à travers cette période, ainsi que les perturbations du modèle économique. Nous adopterons pour cela une démarche chronologique.
I.1. Les années 70 : vers un nouveau modèle économique
a. L’évolution des principales grandeurs économiques
On peut retenir trois variables suffisamment représentatives ; la production, le niveau des prix, et le niveau de l’emploi.
- Commençons par la production. La crise commence dès 1973 aux Etats-Unis, au Japon et au Royaume-Uni. Elle n’atteint la France qu’en juillet 1974, pour ensuite se généraliser à l’ensemble des sept grands pays de l’OCDE. On assiste en effet à une forte diminution de la production industrielle ; d’environ 15 % à la fin de l’année 1974, et d’environ 20% au début de l’année 1975. Très souvent les taux de croissance sont négatifs ; ainsi aux Etats-Unis, il est de –1.3% en 1975. Au Royaume-Uni, il est de –0.7% la même année. (cf. tableau ci-dessous, et annexe tableau 1). C’est une crise qui concerne l’ensemble des pays capitalistes et tous les domaines d’activité. Toutefois l’évolution des taux de croissance par activité n’est véritablement synchrone qu’à partir de 1975-76. Dès lors, on entre dans une phase de croissance ralentie, jusqu’à ce que survienne le second choc pétrolier . Ainsi, on peut observer des taux de croissance à nouveau positifs pour l’année 1978 ; 5.3% aux Etats-Unis, 3.4% en Allemagne, 3.6% au Royaume-Uni, et 3.4% en France.
(cf. tableau ci-dessous, et annexe tableau 1 ). D’autre part, on peut souligner le fait que rythmes de croissance et rythmes de productivité sont très liés. On constate, de 1970 à 1980, une réduction de plus de 50 % du rythme de productivité dans l’industrie manufacturière. On remarque des évolutions différentes suivant les pays.
- Nous allons maintenant observer l’évolution du niveau des prix. Jusqu’en 1968, on note une faible augmentation des prix, dans l’ensemble des pays développés occidentaux. En revanche, dès 1968 s’amorce une appréciation des prix, suivi d’une hausse des taux d’intérêt, avec en parallèle un ralentissement de la production. Nous verrons plus tard quel est ce nouveau phénomène qui apparaît. Le premier choc pétrolier de 1973 provoque une brusque accélération de l’inflation, qui durera plus d’une décennie avec le second choc en 1979. Entre 1972 et 1983, on relève une inflation d’environ 9.1% par an (sans précédent historique). Même les pays connus pour leur faible taux d’inflation, tel que la Suisse, sont touchés. Il est de 8.1% ,aux Etats-Unis, de 11.8% en France, de 23.7% au Royaume-Uni. (cf. tableau ci-dessous, et annexe tableau 2)
- Le niveau de l’emploi est la dernière variable à identifier. L’évolution défavorable des principales grandeurs économiques, conjuguée à une augmentation de la population active disponible, conduit à un sous-emploi de plus en plus important. C’est un phénomène général à la CEE. On observe également un allongement des délais de réemploi, et un "chômage caché " (travail temporaire ou temps partiel) qui commence à prendre de l’ampleur .
(cf. tableau ci-dessous, et annexe : tableau 3 et graphique 3). En deuxième partie, nous expliquerons dans quelle mesure le chômage peut être considéré comme un phénomène structurel.
Taux de croissance |
Etats-Unis |
France |
Allemagne |
Royaume-Uni |
1975 |
-1.3 |
-0.3 |
-1.3 |
-0.7 |
1978 |
5.3 |
3.4 |
3.4 |
3.6 |
Taux d’inflation |
Etats-Unis |
France |
Allemagne |
Royaume-Uni |
1975 |
8.1 |
11.8 |
6 |
23.7 |
1978 |
7.2 |
9.1 |
2.7 |
9.1 |
Taux de chômage |
Etats-Unis |
France |
Allemagne |
Royaume-Uni |
1975 |
8.3 |
4.2 |
3.1 |
3.6 |
1978 |
6.1 |
5.3 |
3.1 |
4.9 |
b. Les éléments explicatifs
- Le choc pétrolier est la cause la plus évoquée. Dès octobre 1973, le prix du pétrole est multiplié par 4. Ainsi, pour la France, le taux de dépendance énergétique est de 75% en 1973 . Par conséquent, une augmentation du prix du baril de pétrole a une répercussion immédiate sur la facture pétrolière. Le prélèvement sur la richesse nationale est alors de l’ordre de 5%. On assiste à une dégradation des termes de l’échange (rapport entre l’indice des prix des exportations et celui des importations), ce qui conduit à un choc inflationniste et dépressif. On peut largement conclure que le prélèvement pétrolier a un effet dépressif dans le court terme. Cependant la récession connue par la France et l’ensemble des pays de l’OCDE va prendre une ampleur supérieure aux prédictions de la théorie économique. D’autres effets, non liés au choc pétrolier, ont joué. En ce qui concerne la France, la récession commence seulement au milieu de l’année 1974, alors que le prix du pétrole s’accroît depuis 1973.
- Comme autres explications à la rupture de 1974, on cite l’existence de mouvements cycliques, d’aléas et d’erreurs. Autrement dit la crise qui s’amorce en 1974 serait d’abord un mouvement cyclique normal de contraction, succédant à une période de forte expansion. Plusieurs éléments expliquent ce phénomène : par exemple, l’utilisation maximale des capacités industrielles, avec en parallèle une très forte demande, d’où un boom des prix. L’inflation est d’abord exogène puis endogène quand les salariés demandent des hausses de salaires.
En ce qui concerne les aléas, on peut relever l’augmentation du prix du pétrole qui a eu des effets inflationnistes immédiats et des influences dépressionnistes, comme nous l’avons vu précédemment. On constate d’ailleurs un transfert de pouvoir d’achat des pays consommateurs de pétrole vers les pays producteurs.
Enfin les erreurs constituent le dernier élément. On peut souligner les différentes politiques adoptées pour contrecarrer les nouvelles perturbations. Toutes se sont révélées quasi-inefficaces.
Les pouvoirs publics ont surestimé les conséquences inflationnistes et sous-estimé l’impact dépressionniste. D’une abondance monétaire qui accélérait le processus inflationniste, on est passé, en 1973, à des politiques monétaires restrictives, qui par leur fort taux d’intérêt ont raréfié les ressources prêtables. Cette restriction monétaire a accru l’effet dépressif du choc pétrolier.
- D’autres explications sont imputées aux désajustements survenus pendant les " Trente Glorieuses ". La forte croissance a effectivement provoqué de profonds changements dans les comportements, et de là sont apparus des déséquilibres au niveau des prix et de l’emploi : pour l’inflation, l’indexation quasi-généralisée des revenus a fortement joué. De plus la concurrence se transforme ; elle ne passe plus systématiquement par les prix, l’effet sur la diminution générale des prix est donc moins important. Enfin le développement des services a contribué aussi à la hausse des prix, étant donné que ces prix croissent plus rapidement que dans les autres activités.
c. Le modèle de croissance ralentie
Dans les années 70 naît un phénomène nouveau, qui conjugue deux mouvements :
- un ralentissement de la croissance
- une persistance de la hausse des prix et des salaires.
On parle de " stagflation ".
Le sous-emploi n’apparaît plus comme un stabilisateur des prix, et l’inflation ne permet plus de lutter contre le chômage. Il faut donner une nouvelle interprétation du modèle de croissance.
Deux grandes caractéristiques de la période de forte croissance sont effectivement mises à mal. Tout d’abord la relation qui existait entre croissance et inflation : on notait jusque là une relation positive entre ces deux taux, autrement dit la croissance engendrait l’inflation, qui amenait à son tour de la croissance. Aujourd’hui, ces deux mesures semblent indépendantes.
La seconde relation qui est perturbée concerne la croissance et l’emploi. Une forte croissance était synonyme de plein-emploi. Dans les années 70, la croissance ne suffit plus à assurer le plein emploi.
On peut relever plusieurs caractéristiques de ce nouveau contexte :
- hausse du chômage
- accélération de l’inflation
- désordre monétaire dès 1971, avec le passage aux changes flexibles
- ralentissement de la croissance
- globalisation de la production, des flux financiers, de la technologie, des modes de vie, et même des problèmes écologiques.
Analysons de plus près le modèle de croissance ralentie : trois crises sont communes à l’ensemble des pays industrialisés.
La première touche la fécondité. On assiste à une baisse brutale du taux de fécondité. En France, par exemple, on avait une moyenne de 3 enfants par femme en 1950, alors qu’en 1975, elle n’est plus que de 1.8 à 1.9 enfants par femme. Les risques sont évidents ; vieillissement de la population, et stagnation voire diminution de la population. Nous aborderons plus en détails l’analyse démographique dans la seconde partie.
La demande mondiale connaît elle aussi une crise. L’inflation des pays consommateurs de pétrole entraîne une hausse des prix à l’exportation. Par suite les pays pétroliers élèvent à nouveau leurs prix. On a alors une augmentation des prix cumulative.
Les exportations risquent de s’affaiblir, alors que l’absorption interne ne cesse de régresser. On remarque une hausse de la propension marginale à l’épargne, avec un risque de thésaurisation.
Le circuit économique mondial se contracte.
Enfin la troisième crise à mettre en évidence est celle de l’offre. La période est marquée par une diminution de l’efficacité des facteurs de production. Le rythme de l’expansion s’amenuisant, les entreprises sont poussées à faire des économies de capital et de main d’œuvre. Les effectifs sont alors réduits et l’investissement est quasi-stagnant. En ce qui concerne l’accumulation du capital, les entreprises adoptent une stratégie de rigueur, en privilégiant l’investissement qui leur permet de s’adapter aux fluctuations de la demande. L’accumulation du capital ne retrouve sa vigueur qu’à partir de 1978. L’offre est également affectée par l’évolution des besoins de consommation. Dès le début des années 70, la demande des ménages change. Les marchés d’équipement ne sont plus que des marchés de simple renouvellement.
I.2. Les années 80 : entre récession et reprise
a. 1981.1982 : une répétition de la récession de 1974 ?
Cette récession est plus modérée que la première, mais les conséquences du deuxième choc pétrolier ne diffèrent pas de celles de 1974. Début des années 80, on aborde une phase de dépression. Le PNB recule de 0.3%. En Allemagne et aux Etats-Unis, les taux de croissance sont négatifs. (cf. tableau ci-dessous, et annexe tableau 1). Le rythme de la productivité semble être, quant à lui, meilleur, mais on n’atteint toujours pas les performances d’avant 1972. La progression est de 3.7%, soit un point de pourcentage au-dessous de la performance de la période 60-73.
En ce qui concerne l’inflation et le chômage, les années 81.82 sont toujours aussi noires que les précédentes (cf. tableaux ci-dessous, et annexe tableaux 2 et 3)..Par conséquent, la politique menée par le gouvernement français est basée sur des thèses interventionnistes ; les dépenses publiques et les nationalisations augmentent.
b. 1983 : l’année du revirement, mais surtout pour les Etats-Unis. Ainsi on constate depuis 1983 un net recul de l’inflation. L’objectif est alors la reconversion industrielle.
Aux Etats-Unis, les profits augmentent suffisamment pour inciter les entreprises à investir, d’autant plus que le dollar accroît sa puissance.
La reprise d’Amérique du Nord va tirée les économies occidentales, grâce à ses importations. On observe un nouveau dynamisme. La production industrielle augmente de 3.5% pour les sept grands pays de l’OCDE, alors qu’elle avait diminué de 5% en 1982. En revanche, seuls les Etats-Unis voient leur taux de chômage reculer.
c. Dès 1984, le rythme de l’inflation se ralentit un peu partout en Occident, sans pour autant retrouver son niveau de 1968-72. (cf. tableau ci-dessous, et annexe tableau 2). La chute du prix du pétrole est l’événement majeur de 1986. Le contre choc pétrolier offre alors une bouffée d’oxygène aux balances des paiements occidentales. En 1988, la France sort de la récession ; son taux de croissance est de 4.5%, et l’inflation semble maîtrisée(2.7% en 1988). Toutefois les difficultés de l’équilibre extérieur persistent, tout comme le chômage (cf. tableau ci-dessous, et annexe tableau 3 ).
La croissance de la seconde moitié des années 80 peut s’expliquer également par l’augmentation de l’endettement des ménages. La déréglementation financière et la concurrence bancaire pour l’octroi du crédit ne font que faciliter les choses. Mais ce mouvement ne dure pas : à la fin des années 80, le taux d’intérêt est trop élevé pour soutenir le niveau de l’endettement. En 1986, un vaste programme de dénationalisation et de réduction des dépenses publiques est entrepris par le nouveau gouvernement français. Dès 1988, on note à ce propos un consensus sur deux valeurs : une reconnaissance du rôle du marché, et une reconnaissance culturelle des entreprises privées. On parle de la crise de l’Etat Providence. En dernier lieu, on souligne le fait que le Japon et l’Allemagne prennent le relais en termes d’excédents industriels. Le transfert de revenus vers les pays pétroliers diminue. Mais un problème apparaît : ces pays préfèrent mettre l’accent sur les placements financiers, plutôt que de financer la croissance. Le divorce entre économie et croissance ne fait que s’accentuer.
Taux de croissance |
Etats-Unis |
France |
Allemagne |
Royaume-Uni |
1982 |
-2.1 |
2.5 |
-0.9 |
1.7 |
1985 |
3.7 |
1.9 |
2 |
3.8 |
1988 |
3.8 |
4.5 |
3.7 |
5 |
Taux d’inflationEtats-Unis |
France |
Allemagne |
Royaume-Uni |
|
1982 |
5.8 |
11.5 |
5.1 |
8.7 |
1985 |
3.7 |
5.8 |
1.8 |
5.3 |
1988 |
4.1 |
2.7 |
1.3 |
5 |
Taux de chômage |
Etats-Unis |
France |
Allemagne |
Royaume-Uni |
1982 |
9.7 |
8 |
6.4 |
6.7 |
1985 |
7.2 |
10.2 |
8 |
11 |
1988 |
5.5 |
10 |
7.6 |
7.8 |
I.3. Les paradoxes des années 90
La récession de 1992-93 est totalement atypique. Le facteur exogène des deux premières (augmentation du prix du pétrole) est absent. Cette récession est plus longue mais plus modérée ; on constate seulement un sensible ralentissement de la croissance. Aux Etats-Unis, le taux de croissance est de 2.2%. En revanche pour la France et l’Allemagne, on a à nouveau des taux de croissance négatifs. Les années 90 marquent la naissance d’une nouvelle époque, mais qui reste très incertaine.
Tout d’abord la plupart des pays recherchent la croissance par les exportations, et ne se contentent plus de la demande intérieure. La guerre des prix est de retour, étant donné l’ouverture accrue de tous les pays occidentaux. Les pressions déflationnistes sont de plus en plus claires. Le taux d’inflation est de 2.6% aux Etats-Unis, et de 2.2% en France. (cf. tableaux ci-dessous, et annexe tableaux 1 et 2).
De plus, le salaire apparaît comme un coût pour l’entreprise, qui pénalise les investissements et les exportations.
Ensuite les politiques keynésiennes sont remplacées par des stratégies de stimulation de l’offre compétitive (qualité des infrastructures, de la formation¼ ).
Enfin la consommation des ménages se maintient, alors que dans les années 70 et la première moitié des années 80, elle continuait de s’accroître. On peut l’expliquer par la contraction du revenu salarial, née de la baisse des salaires réels et de celle de l’activité. La guerre du Golfe nous donne un autre élément d’explication, car elle implique un changement dans les comportements des consommateurs (plus de méfiance, plus d’épargne de précaution).
Les années 90 présentent une autre caractéristique : les forces concurrentielles sont plus vives mais les effets stabilisateurs des dépenses publiques subsistent. En revanche, alors que la compétitivité internationale se durcit, aucune règle du jeu n’est claire. La régulation reste donc inachevée. De plus, la réunification allemande, la fin du communisme, et l’entrée des pays de l’Est dans l’économie de marché sont d’autant plus de contraintes à prendre en compte.
Cette situation extrêmement incertaine soulève quatre paradoxes :
- La mauvaise régulation chasse la bonne : le pouvoir que l’on attache à l’ancien modèle de croissance empêche un nouveau d’émerger.
Ainsi dans les années 80, on estimait que les éléments de la réussite Japonaise allaient s’imposer en Occident et aux Etats-Unis, mais finalement, l’importance prise par la puissance financière et la puissance américaine a ébranlé l’édifice institutionnel. En Europe, on avait pour modèle l’Allemagne. Mais depuis la réunification, on se base plus sur la stratégie britannique, qui met l’accent sur la primauté financière, et non sur la dynamique industrielle. Or le nouveau modèle des années 90 suppose un minimum de stabilité dans les règles du jeu international ; ce qui est rendu impossible par la spéculation.
- Le second paradoxe est celui de la " myopie financière ". Dans le nouveau modèle, les décisions d’investissement, que ce soit pour la recherche-développement, la formation ou la prospection de marchés, sont essentielles. Mais il est nécessaire d’avoir une vision de long terme. Or la domination de la finance fait que le court terme l’emporte le plus souvent.
- La non-viabilité du système international constitue le troisième paradoxe. On retient ici l’incertitude liée au système de changes flottants. Les régulations nationales en sont fragilisées. De plus, les économies sont de plus en plus extraverties, on ne peut donc plus jouer sur les facteurs dynamiques de la croissance des années 60.
- Enfin, " les politiques font de l’économie, les financiers de la politique ". Contrairement aux années 50, on laisse aujourd’hui le marché choisir la stratégie de sortie de crise. Or les marchés sont généralement assez maladroits dans l’orientation des choix de société.
Taux de croissance |
Etats-Unis |
France |
Allemagne |
Royaume-Uni |
1993 |
2.2 |
-1.3 |
-1.2 |
2.3 |
1996 |
2.4 |
1.3 |
1.1 |
2.4 |
Taux d’inflation |
Etats-Unis |
France |
Allemagne |
Royaume-Uni |
1993 |
2.6 |
2.2 |
4 |
3.5 |
1996 |
2.1 |
1.8 |
1.7 |
2.6 |
Taux de chômage |
Etats-Unis |
France |
Allemagne |
Royaume-Uni |
1993 |
6.9 |
11.7 |
8.9 |
10.2 |
1996 |
5.5 |
12.1 |
10.3 |
7.9 |
II. Des mutations plus en profondeur
Certes on évalue la crise selon certaines variables, telles que celles présentées précédemment, mais les perturbations subies par une économie ne se résument pas à ces seules évolutions. D’autres caractères importants peuvent être influencés par les fluctuations économiques. Nous verrons donc quels sont ces caractères, qui touchent à la structure d’une économie.
II.1. Le chômage : un phénomène structurel ?
Depuis les années 70, le chômage touche une fraction importante de la population, avec au premier plan les jeunes, les femmes, les étrangers, et les ouvriers non qualifiés. On note également une hausse du chômage de longue durée. Cela commence avec le choc pétrolier de 1973, et le phénomène est accéléré par celui de 1979. Depuis on observe une augmentation quasi-continue du taux de chômage.(cf. annexe graphique 4). Toutefois les évolutions nationales sont différentes dans la mesure où elles dépendent des régimes d’assurances sociales et de comportements spécifiques.(cf. annexe tableau 3).
Le constat que l’on peut faire sur les dernières années est assez surprenant, du point de vue de la théorie économique traditionnelle. Ainsi malgré la reprise et même avec une croissance rapide, le chômage ne diminue que faiblement. La production et le chômage n’évolue plus dans le même sens. Ce n’est donc plus un phénomène purement conjoncturel ; le chômage évolue en fonction d’autres facteurs que la production. Il faut relever ici une différence entre les Etats-Unis et l’Europe : les Etats-Unis sont plus soumis à la conjoncture en ce qui concerne l’emploi.
II.2. Changements dans la structure des activités
Le mouvement de désindustrialisation se poursuit et se généralise. Le textile est encore le secteur le plus touché par ce problème. Le recul de l’emploi dans ce domaine concerne l’ensemble des pays développés occidentaux, mais les évolutions ne sont pas parfaitement identiques. Par exemple, malgré le recul des années 60, le Japon reste à un niveau supérieur à celui des années 50. Et pour les Etats-Unis, le recul ne se fait réellement sentir qu’à partir des années 70.
D’autres secteurs sont touchés, tel que la sidérurgie, le charbonnage et même l’électronique de première génération. On assiste alors à un redéploiement industriel, autrement dit un transfert de la production des pays anciennement industrialisés (Allemagne, France, Royaume-Uni) vers les nouveaux pays industrialisés (Japon, Espagne).
Le déclin de l’emploi dans l’industrie manufacturière est très important jusque dans les années 90, et ce processus est accéléré par la crise de 1990-93.
Deux explications sont fournies : d’une part les gains de productivité, et d’autre part, l’importation croissante de produits manufacturiers.
En parallèle à cette désindustrialisation, on relève une tendance lourde, celle de la tertiarisation. C’est un secteur en croissance permanente, autant au niveau de la répartition de la population active qu’au niveau de sa contribution au PIB (cf. tableau ci-dessous, et annexe tableaux 4 et 5).
Contribution du secteur tertiaire au PIB
Etats-Unis |
France |
Allemagne |
Royaume-Uni |
|
1974 |
62.9 |
56.6 |
51.2 |
60.7 |
1992 |
68.8 |
68.6 |
60.5 |
69.4 |
Plusieurs causes sont à l’origine de ce bouleversement :
- la modernisation, qui réclame un éventail de services de plus en plus diversifié,
- l’Etat Providence qui a fait émerger un vaste secteur de services non marchands,
- et l’élévation du niveau de vie, conjuguée à une saturation des besoins en biens industriels, qui fait naître des exigences de toute sorte.
Ce secteur tertiaire connaît lui aussi quelques mutations. Ainsi l’extension des besoins oblige le secteur des transports à évoluer. Quant au secteur du commerce, il doit également répondre à de nouvelles attentes. On voit par exemple le petit commerce indépendant régresser pendant que le commerce intégré prend de l’ampleur. On peut remarquer que l’extension du secteur tertiaire s’explique principalement par la croissance des services marchands (tourisme, les services marchands aux entreprises¼ ). On parle même d’un quatrième secteur, qui produirait les biens et simultanément, commercialiserait les services.
En ce qui concerne le secteur primaire, il poursuit son déclin. En 1995, dans les pays développés, seulement 5% de la population active travaille dans l’agriculture (cf. tableau ci-dessous, et annexe tableau 4). Toutefois la production reste abondante et de qualité.
Contribution du secteur agricole au PIB
Etats-Unis |
France |
Allemagne |
Royaume-Uni |
|
1974 |
3.6 |
5.7 |
2.7 |
2.4 |
1992 |
2.0 |
2.8 |
1.3 |
1.5 |
II.3. Les technologies continuent d’évoluer
La volonté du 20° siècle était de " dominer l’environnement et l’adapter aux besoins de la société ". Les capacités technologiques ont pu se développer grâce à l’important apport financier de l’Etat, grâce à la main d’œuvre et à sa formation accrue. De plus la concurrence internationale a été un bon stimulant pour la recherche.(cf. annexe graphique 4). On considère que les dépenses d’un pays en matière de recherche et développement sont importantes lorsqu’elles dépassent 2% . En 1990, la France, l’Allemagne, les Etats-Unis, le Japon et le Royaume-Uni sont largement au-dessus des 2%, contrairement à l’Italie (cf. tableau ci-dessous, et annexe tableau 6).D’autre part, on remarque une intervention importante des entreprises dans le financement des dépenses de recherche (cf. annexe tableau 7).
Part des dépenses de R&D dans le PIB (en %)
Etats-Unis |
France |
Allemagne |
Royaume-Uni |
|
1990 |
2.8 |
2.4 |
2.8 |
2.3 |
Deux tendances générales caractérisent la période 1970-95:
- tout d’abord, les innovations s’accélèrent ; de 1973 à 1994, elles augmentent de 30 à 35% par rapport aux années précédentes.
- ensuite, on assiste à un glissement géographique des régions où se produisent les innovations, en faveur du Japon notamment.
On peut citer plusieurs innovations :
- dans l’électronique, elles sont le plus florissantes. Ces innovations touchent la production, la consommation et le commerce international.
-.dans le domaine des communications, l’exploration spatiale explose, contrairement à l’aviation, à la navigation, et à l’automobile. Quant à la circulation de l’information, trois faits majeurs bouleversent son évolution de 1974 à 1995 :
en 1974, on met en place le premier standard international pour la transmission de messages,
et on peut échanger des données entre différents programmes d’ordinateur,
en 1977, on utilise des câbles en fibres optiques (densité de transfert plus élevée que les câbles en cuivre).
Les " autoroutes de l’information " se mettent en place.
Pour parler des technologies touchant plus directement le domaine de la vie, on a le développement de la biotechnologie. Toutefois, c’est un domaine aux réalisations pratiques encore limitées, étant donné la méfiance des consommateurs.
Si on aborde la technologie au niveau des secteurs de l’agriculture et de l’industrie, on constate peu de changements dans les procédés de production . Pour l’industrie, l’innovation se fait uniquement par le biais de la chimie et de l’électronique.
II.4. La crise du fordisme
En Occident, cette crise commence à la fin des années 60. Les formes d’organisation du travail sont dès lors basées sur une flexibilité accrue du travail, et sur un élargissement des tâches de l’ouvrier. En parallèle s’accentue le contrôle de qualité de la production. L’automobile est le premier secteur à bouleverser son mode d’organisation.
D’autre part les entreprises sont soumises à la pression des NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication). En effet ce sont des innovations qui touchent l’entreprise à la fois au niveau de son mode de production, de management, et des rapports de force existant. Si l’entreprise ne fait pas un effort de réorganisation de son système d’information, elle risque d’être dépassée et de disparaître.
II.5. Les mutations démographiques
- Comme chacun le sait, la fécondité ne cesse de régresser. Le recul de la natalité ralentit la croissance démographique. De plus, l’indice de fécondité tombe en-dessous de deux vers 1974-75 (cf. tableau ci-dessous, et annexe graphique 5). Le renouvellement des générations n’est plus assuré. En 1983-85, la tendance s’inverse grâce aux nombreuses politiques sociales qui favorisent la fécondité. Le Danemark, la Suède et les Pays-Bas voient leur indice de fécondité remonter.
Taux de natalité (par 1000 habitants)
Etats-Unis |
France |
Royaume-Uni |
|
1970/75 |
15.7 |
16.3 |
14.5 |
1990/95 |
16.0 |
13.5 |
13.9 |
- D’autre part, la mortalité infantile recule, pendant que l’espérance de vie à la naissance s’allonge (cf. annexe tableau 8).
- Avec une diminution du nombre des naissances et une espérance de vie accrue, la population vieillit. Dans les pays développés occidentaux, la proportion de la population âgée de plus de 65 ans passe de 8% en 1950 à 13% en 1990 (cf. tableau ci-dessous, et annexe tableaux 8 et 9). On espère que la population totale et la population en âge d’activité continuera à s’accroître jusqu’en 2010. Mais le vieillissement de la population augmente, et le nombre des inactifs âgés également.
Les enjeux du vieillissement sont bien connus. Au premier plan, le problème des retraites ; le taux d’activité (rapport entre ceux qui financent les retraites et ceux auxquels elles sont versées) deviendra en 2000-2005 très défavorable. En revanche, la population âgée ne représente plus une catégorie à faible pouvoir d’achat, bien au contraire.
Proportion de population de plus de 65 ans
Etats-Unis |
France |
Royaume-Uni |
|
1970/75 |
9.8 |
12.9 |
12.9 |
1990/95 |
12.6 |
14.0 |
15.7 |
- La démographie depuis les années 70 est également illustrée par la crise familiale. Les ménages se raréfient dès 1972-73. En Europe, on observe un recul du taux de nuptialité (nombre de mariages pour 1000 habitants) d’environ 40%, sur la période 1972-1995. les comportements changent et les divorces augmentent. Ainsi la proportion du nombre de divorces par rapport au nombre de mariages passe de 10% en 1970 à 29% en 1980, et à 40% en 1990. Enfin le nombre de naissances hors mariages s’accroît. En France, en 1990, on comptabilise une proportion de 30.1% des naissances dites illégitimes. Sur ce point, la dispersion reste importante en Europe occidentale. A titre indicatif, cette proportion est de 50% au Danemark, alors qu’elle n’est que de 7% en Italie.
- L’immigration est , quant à elle, freinée et contestée depuis la récession des années 70. Toutefois, il n’est pas facile de stopper un flux migratoire ; très souvent les soldes migratoires européens sont positifs.
- Enfin on constate un ralentissement de la croissance urbaine. Les grandes villes perdent leur attrait. Les comportements de la population changent à nouveau.
II.6. L’évolution de l’enseignement
La première observation est la forte augmentation des études universitaires. Le taux brut de scolarisation universitaire en 1990 est de 26%, alors qu’il n’était que de 1.1% en 1913. (cf annexe graphique 6). L’entrée des femmes à l’université explique pour partie ce phénomène. En effet, elles représentent près de la moitié des étudiants dans les années 90. A ce propos, on relève peu de disparités entre les pays.
En parallèle, le taux brut de scolarisation dans le secondaire est de 100% pour presque tous les pays développés (scolarité obligatoire).
La formation constitue une base solide pour la recherche et l’innovation. Malheureusement cet accroissement de l’engouement pour les études n’a pas uniquement des bienfaits. On parle de " suréducation ". C’est une situation dans laquelle un emploi est occupé par une personne possédant une qualification supérieure à celle requise normalement pour cet emploi. Naît un problème d’adéquation entre les systèmes d’éducation et le marché de l’emploi (cf. annexe graphique 7). Alfred Sauvy déclare : " s’il est heureux et désirable qu’un manœuvre puisse effectuer des études universitaires, en revanche il est malheureux et non souhaitable qu’un universitaire doive devenir manœuvre. ". D’autre part, la suréducation a tendance à frustrer les personnes concernées, et donc à accroître leur absentéisme et à diminuer leur productivité. On peut noter ici que les Français constituent une exception, en ce qui concerne les difficultés d’accès à l’emploi pour les jeunes (cf. annexe graphique 8).
Conclusion
On a donc vu à quel point les sociétés Occidentales ont changé ces dernières années. Ces modifications se sont faites sur plusieurs plans, que ce soit conjoncturel ou structurel. Les conséquences principales des trois récessions ont été les suivantes : forte hausse du chômage, (malgré les périodes de reprise), une inflation (à peu près maîtrisée à partir du milieu des années 80), et une croissance de plus en plus fluctuante. Sur ce dernier point, on remarque que la France est elle aussi concernée par ces fluctuations cycliques (cf. annexe graphique 2). Deux explications structurelles sont fournies : - les mécanismes de marché s’intensifient, au détriment de l’intervention des pouvoirs publics
- beaucoup de variables ne peuvent plus être contrôlées par les autorités.
Pourtant, le déficit budgétaire de la plupart des pays Occidentaux pose problème, notamment à la veille de l’intégration Européenne. Les emprunts plus élevés des gouvernements conduisent à une dette publique croissante. Evidemment le remboursement de cette dette et de ses intérêts absorbe une part importante des recettes budgétaires, ce qui rend les politiques nationales encore plus difficiles à gérer.
D’autre part le ralentissement de l’économie mondiale inquiète les industriels, et influence l’activité. Une méfiance accrue des investisseurs ne peut que faire régresser le volume des investissements.
Toutefois, en ce qui concerne la France, on peut dire qu’elle se porte mieux depuis la fin de l’année 1995. Par rapport à ses voisins, elle est moins exposée aux chocs asiatiques. Quant à la consommation des ménages, elle semble reprendre (augmentation de 3.5% en 1998).
Au plan purement interne, on a vu que le vieillissement de la population et l’inadéquation entre entreprise et système d’éducation constituent de sérieuses difficultés.
On peut se demander comment les pays Occidentaux peuvent rendre compatibles leur politique interne et leur politique internationale, dans un monde où les interdépendances ne cessent de s’intensifier. Ainsi on s’interroge de plus en plus sur l’intégration Européenne et l’harmonisation des politiques : comment faire pour ne pas diminuer ses marges de manœuvre ?
Bibliographie
- " Nouvelle histoire économique de la France contemporaine "
Tome 4. L’économie ouverte de 1948 à 1990.
André Gueslin
Edition La Découverte. 1991.
- " Economie contemporaine : croissance, crise et stratégies économiques "
Denise Flouzat
Presse Universitaire de France
Thémis 1980
- " Victoires et Déboires III : histoire économique et social du monde du XVI° siècle à nos jours ".
Paul Bairoch
Folio Histoire
Gallimard 1997
- " Histoire du capitalisme de 1500 à nos jours "
Michel Beaud
Points
Editions du Seuil 1990
- " Mondioscopie : Bilan économique et social du monde de 1973 à 1996 "
Editions Le Monde 1997
- Alternatives économiques : hors série n° 38 4° trim 1998
hors série n° 39 1° trim 1999